Étudier la construction de l’identité individuelle suppose de prendre en considération les caractères instable et situationnel d’un tel concept. Une tentative d’épistémologie de son contexte d’apparition révèle rapidement la jeunesse de cette notion. Si notre époque hypermoderne exalte l’identité et en promeut la construction, l’épistémè prémoderne l’ignore. La prémodernité se caractérise en effet notamment par l’absence d’individualité. La configuration de la société fondée sur une hiérarchie de statuts et rangs hérités impliquait l’absence d’interrogation de l’individu sur son sort ; « l’individu n’a pas à se poser la question de ce qu’il va faire ou de ce qu’il va être et devenir car le chemin (trajectoire de vie) est déjà tracé (qu’il soit plaisant ou non d’ailleurs), la question de l’existentialité sociale et de l’estime de soi (de sa valeur et du sens de la vie) ne se posaient donc pas » (Dieu & Dubois, 2012 : 2).
L’époque moderne sonne alors le glas de la hiérarchie verticale et de l’autorité arbitraire et instruit un déplacement de l’autorité divine ou ancestrale à l’autorité de l’Homme par l’Homme. C’est le scepticisme, propulsé par les grandes découvertes, les Lumières, les réformes et révolutions, qui initiera la remise en cause des certitudes passées. La révolution copernicienne a induit un renversement de la représentation du monde — du géocentrisme à l’héliocentrisme —, d’un monde clos à l’univers infini (Koyré, 1962), et par là même un ébranlement du statut de l’Homme dont la place et l’ordre ne sont plus prédéterminés. Le sujet se trouve alors responsabilisé et impliqué dans sa propre trajectoire ; c’est l’individuation, la subjectivité — l’expérience que le sujet pensant fait de lui-même. Pour autant, l’époque moderne rend compte d’une identité unique, figée, déterminée par la raison.
Cette solidité de l’identité se trouvera fragilisée par l’ère postmoderne au cours de laquelle l’individu se fragmente, les identités se démultiplient. L’individu est « plus autonome mais il n’est pas seul » (Dieu & Dubois, 2012 : 3). La construction du Soi est irrémédiablement attachée à l’Autre. Les identités résultent de l’interaction entre les subjectivités et leur prise en compte mutuelle — l’intersubjectivité. L’horizontalité des relations interindividuelles est liée à la quête de repères de la part des sujets qui se comparent alors à autrui afin de trouver reconnaissance et confirmer leur identité. Dans l’échange intersubjectif et le partage dialogique de son expérience, l’individu recherche la validation par l’Autre de ses propres modes de croire, en fonction desquels il agit (Taylor, 1992). Mais la rapidité et l’intensité des flux de communication et de relation de l’hypermodernité introduisent une surenchère dans la construction du Soi et de l’Altérité. Les sociétés hypermodernes « sont emportées par l’escalade du toujours plus, toujours plus vite, toujours plus extrême dans toutes les sphères de la vie sociale et individuelle » (Lipovetsky, 2010).
L’individu hypermoderne doit trouver les moyens de se construire dans l’inconstance et l’inconsistance de ces nouveaux cadres et rapports sociaux. La quête identitaire se révèle permanente et les ressources multiples. La notion d’identité ne peut définitivement plus être perçue de manière essentialiste et objectiviste ; elle ne désigne pas une entité homogène et cohérente, dotée d’une existence propre, mais renvoie à la pratique des groupements humains. Aussi convient-il de privilégier l’interaction entre individus comme unité d’observation (Aymes & Péquignot, 2005). C’est par et dans la communication que les êtres se construisent et se définissent ; « ils se découvrent alors pluriels selon les situations communicationnelles » (Lipiansky, 1993 : 31).
À tort, la communication est usuellement perçue comme un transfert d’informations. Elle contient, de fait, bien plus, dans la mesure où nous communiquons aussi pour « nouer des relations, partager des émotions et des sentiments, agir sur autrui, séduire ou attaquer, conforter notre identité ou celle des autres » (Ibid.). Les interactions sociales consistent en effet également à produire des images de Soi et de l’interlocuteur ainsi qu’à les négocier. Le langage « réalise, pour le sujet parlant et pour ceux qui l’écoutent, une certaine structuration de l’expérience, une certaine modulation de l’existence, exactement comme un comportement de mon corps investit pour moi et pour autrui les objets qui m’entourent d’une certaine signification » (Merleau-Ponty, 1945 : 225). La prise d’existence et la structuration de l’expérience se déploient au cours de l’interaction sociale par des ressources symboliques — tant linguistiques que corporelles — se trouvant à la disposition des interactants qui cherchent à se positionner face à l’altérité.
L’identité se comprend comme un accomplissement multimodal — formes linguistiques, gestes, regards, mimiques, postures,… (Greco, Mondada & Renaud, 2014). Cette conception de l’identité comme dynamique et interactionnelle permet de rejeter la vision essentialiste et réductrice et de s’atteler à l’étude de sa co-construction dans le langage. Il s’agit, pour le chercheur en Sciences du Langage « d’appréhender les identités dans leur incessante mobilité et fluctuation et de concevoir leur stabilité comme le fruit d’un travail constant et minutieux » (Ibid.). En outre, si l’identité est relationnelle, rapport à l’autre, elle est aussi rapport au monde ; sa construction en perpétuel mouvement « se transforme selon les aléas de son environnement » (Dorais, 2004 : 10). Concernant ce terme d’environnement, notons qu’il renvoie tant à un univers objectif, extérieur, qu’à l’univers de l’expérience. Et il convient de faire cas de l’aspect subjectif de cette relation (Strauss, 1992). Ce sont précisément les relations subjectives à l’environnement et l’intersubjectivité qui se trouvent modifiées par l’ère de l’hypermodernité.
L’hypermodernité ouvre en effet un nouvel univers de communication qui augmente et modifie la capacité humaine de manipulation symbolique ; par là c’est « l’être même de l’humanité — sa singularité ontologique — qui est appelé à se reconstruire » (Levy, 2013 : 16). L’épistémè hypermoderne se trouve impulsée par la troisième Révolution Industrielle (Rifkin, 2012) et les changements de paradigmes qu’elle impose. Comme les précédentes, cette révolution industrielle repose sur la découverte et l’exploitation de nouvelles formes d’énergie et de communication. En effet, « la jonction de la communication par Internet et des énergies renouvelables engendre une troisième révolution industrielle qui va changer radicalement tous les aspects de notre façon de travailler et de vivre » (Rifkin, 2012 : 57). Et le développement croissant des modes de communication induits par les nouvelles technologies numériques et disponibles à celui que d’aucuns nomment désormais l’ « Homo-numericus » (Mounier, 2002) s’associe à l’évolution de ses compétences linguistiques.
Nos sociétés contemporaines font ainsi face à une Révolution Numérique (Vial, 2012) au cours de laquelle l’émergence des nouveaux réseaux et interfaces de communication bouleverse l’organisation rituelle des interactions. Le vaste spectre de formats d’interactions rendus possibles par les écrans, de la communication asynchrone écrite (mails, forums, etc.) à la communication synchrone audiovisuelle (visio, etc.), en passant par le quasi-synchrone écrit (tchat, tweet, microblogging, etc.), ainsi que l’accroissement des réseaux sociaux numériques, engendrent la création de nouvelles ressources langagières et un rapport renouvelé au temps, à l’espace ainsi qu’à Soi et à l’Autre. La recherche de la rapidité du flux de communication et de transfert d’informations est et a toujours été central dans les relations sociales, ce « désir d’ubiquité de l’homme » n’est pas récent (Gras, 1999). Il n’aura jamais été aussi rapide, dans toute l’histoire de l’humanité, pour le destinateur de transmettre un message à un destinataire absent ; questionnant ainsi la notion même d’absence et celle de présence, et donc de représentation de l’ « absent » par des artefacts et une sémiotique particulière. L’existence corporelle, relationnelle, affective et esthétique des humains se trouve désormais engagée dans des dispositifs d’interaction techniques (Lévy, 2013 : 17).
Les interactions numériques se réalisent dans et par les écrans. L’écran, omniprésent dans les sociétés hypermodernes, fait figure d’interface des activités humaines de communication, information, médiation et affecte chez l’Homme sa pensée visuelle et la perception de son corps dans la culture matérielle (Frau-Meigs, 2011). Loin de n’être qu’un simple support, l’écran — objet dynamique, immersif — ouvre de nouvelles formes de liens sociaux et culturels. Il se révèle être un « vecteur de communication et d’échange qui permet de dialoguer sur le monde et sur les autres, notamment dans l’espace potentiel où le sujet est à la fois relié à l’autre et séparé de lui » (Ibid. : 124). Une dialectique s’établit entre l’usager créateur d’une nouvelle sémiotique et l’écran générateur de nouvelles significations. Des modalités inédites d’intersubjectivité – modalités au sens de « formes sous lesquelles se présente un phénomène » (CNRTL) – se déploient alors par l’intermédiation technique inférant des « possibilités multiples de se co-construire dans les mondes technologiques » (Abbas et al., 2009 : 23).