1. Phénoménotechnique de l’intersubjectivité numérique
La moindre interaction interindividuelle implique une production de sens et celle-ci suppose une manifestation matérielle dont les supports peuvent être variés (voix, texte, image, etc.). Et quel que soit le support matériel, « ce que nous appelons un discours ou un ensemble discursif n’est rien d’autre qu’une mise en espace-temps du sens » (Verón, 1987 : 123). De fait, dès lors qu’il y a interaction, il y a un support, un espace et un temps. La configuration technique de l’interaction à distance tend à modifier ces trois éléments.
1.1 Apparition des sujets en interaction numérique
« Si nous réussissons à comprendre le sujet, ce ne sera pas dans sa pure forme, mais en le cherchant à l’intersection de ses dimensions »
(Merleau-Ponty, 1945 : 470)
1.1.1 L’ontophanie numérique
Les études phénoménologiques ont jusqu’alors centré leur intérêt sur la relation entre le Soi et l’Autre et entre soi et l’objet délaissant de ce fait la médiation technique des relations interindividuelles. Or comme le souligne Vial « tout phénomène est en soi phénoménotechnique. Il y a une technicité transcendantale de l’apparaître, c’est-à-dire une dimension technique a priori dans toute manifestation phénoménale ou « phanie ». » (Vial, 2014 : 152). En effet, pour qu’un Autre ou un objet apparaisse à un Soi et inversement, une médiation technique est nécessaire quelle qu’en soit la forme. La phénoménotechnique générale impulsée par Bachelard nous rappelle que l’« ontophanie » nécessite une technique tant pour se réaliser que pour être observée.
Ce terme d’ontophanie est créé en 1956 par Eliade dans son ouvrage intitulé « Le Sacré et le Profane » à partir du grec oντος, « étant », dérivé de εἰμί « je suis », et φαίνω, « se manifester ». L’ontophanie fait ainsi référence à la manifestation, l’apparition, la révélation de l’être, de son existence ou de son essence (Eliade, 1956 : 134). Vial précise que l’ontophanie est « la manière dont l’être nous apparaît en tant qu’elle définit une manière de se-sentir-au-monde » (Vial, 2013). La phénoménotechnique se définit comme l’étude de la technique, elle-même considérée comme un phénomène, soit « une réalité qui s’offre à la perception, telle qu’elle « apparaît » ou se manifeste à l’homme, c’est-à-dire à l’usager, dans son expérience vécue » (Vial, 2014 : 13). La technique est donc elle-même porteuse de phénoménalité mais elle permet en outre d’engendrer la phénoménalité, à savoir « la possibilité d’apparaître ou d’apparaître comme réel » (Ibid. : 16). L’idée derrière ce concept de phénoménotechnique est que les techniques ne consistent pas uniquement en des outils. Elles se révèlent être des structures de la perception. En effet, les systèmes techniques sont qualifiés par Vial de systèmes techno-perceptifs en ce qu’ils « structurent au plan phénoménologique notre expérience du monde possible en créant un Umwelt perceptif dans lequel baignent toutes nos perceptions » (Ibid. : 31). De ce fait, toute manifestation phénoménale — toute phanie — est porteuse d’une technicité transcendantale de l’apparaître et les perceptions du sujet relèvent de structures techno-transcendantales qui elles-mêmes dépendent de la technique de l’époque (Ibid.).
Aussi, de nouvelles techniques conduisent-elles à de nouvelles perceptions et par là même à un « être-au-monde » et un « se-sentir-au-monde » différents. Turkle prenant pour exemple les ordinateurs nous explique qu’ils « ne font pas seulement des choses pour nous, ils font quelque chose de nous » (Turkle, 1995). Ainsi, chaque fois qu’un nouvel univers de communication — fruit de l’activité humaine — augmente et modifie la capacité de manipulation symbolique de l’humanité, c’est l’être même de l’humanité, soit sa singularité ontologique, qui est appelé à se reconstruire (Lévy, 2013 : 16). Les humains se trouvent engagés dans des dispositifs d’interaction techniques qui structurent leur expérience vécue. De ce fait, les liaisons sociales activables au sein d’un groupe de sujets tiennent des technologies qui permettent de « les actionner et, en les actionnant, de les phénoménaliser, d’une manière qui porte l’empreinte ontophanique de ces appareils » (Vial, 2013 : 219).
Il convient néanmoins de ne pas négliger l’impact du développement de nouvelles technologies sur les psychismes individuels et collectifs, notamment dans le cas des technologies de communication récentes rassemblées sous le terme « numérique ». Effectivement, comme le rappelle Vial, « le numérique a introduit un trauma phénoménologique dans notre expérience du monde en nous présentant des perceptions inédites, issues d’un monde inconnu. Nous avons appelé cela le virtuel » (Vial, 2014 : 35). Ce recours au concept de virtualité a permis de relativiser l’effet des nouvelles techniques en distinguant la vie réelle de la vie virtuelle ; « nous avons cru à un « second self » (Turkle, 1984) et même à une « second life » (1999) » (Ibid.). Jurgenson (2012) nomme « Dualisme Numérique » cette croyance en l’existence de deux mondes séparés : un monde virtuel, numérique, en ligne dissocié du monde réel, physique, hors ligne.
En opposition à cette perception dualiste, se développe une approche moniste. Le « digital monism is the metaphysical postulate that our human world is inseperably digital and non-digital, online and offline or, in obsolete terms : virtual and real. » (Vial, 2014 : 6). Le monisme numérique renvoie au fait que le monde est numériquement centré et fondamentalement hybride et forme une continuité : la réalité (Ibid.). Cette conception moniste repose sur l’idée que les technologies ont toujours été impliquées dans la construction de la réalité et des capacités humaines : « Human have always existed with technology and technology has not existed without Humans » (Ibid. : 8). Bien que les techniques aient toujours existé, elles se sont développées dans le temps. Concernant les technologies de l’information de la communication, on a pu notamment observer des inventions majeures qui ont fait l’objet de mutation au fur et à mesure des nouvelles découvertes : imprimerie, téléphone, ordinateur et internet. Ces changements opérés dans les techniques engendrent chaque fois de nouvelles formes d’ontophanies. Vial définit le changement d’ontophanie comme « un renouvellement des structures techniques de la perception et, par suite, un renouvellement qualitatif de notre sens du réel et de notre manière de nous sentir-au-monde » (Vial, 2014 : 21).
« Ontophany shift » (Vial, 2014 : 43)
Ainsi, le virtuel a pris part au réel de sorte que les individus ont acquis de nouvelles habitudes perceptives et ont intégré les interactions en ligne dans leur quotidien. Ce que les technologies présentent à l’usager apparaît alors comme réel. Ce qui était virtuel devient réel (Ibid. : 39). Ce nouvel environnement techno-perceptif hybride se dénomme « l’ontophanie numérique » (Vial, 2014 : 44). Reste que l’aura phénoménologique dégagé par les matrices ontophaniques varie en fonction de leur nature. Selon Vial (2013 : 285), les technologies mécaniques dégagent une aura phénoménologique plus forte que les technologies numériques — pour exemple, autrui a plus d’aura pour soi via l’ontophanie téléphonique que via l’ontophanie numérique. Pour autant, dans les deux cas, autrui a tout autant de réalité. C’est pourquoi, il convient de distinguer « le degré d’existence d’une chose — en tant que quantum d’être — de son degré d’aura phénoménologique — en tant que quantum de perception » (Ibid.). Aussi un même objet peut-il avoir moins d’aura phénoménologique qu’il n’a d’ontique ou existence concrète, et inversement et « c’est là qu’est toute la subtilité de la révolution numérique comme révolution ontophanique, et c’est ce qui, longtemps, nous a trompés en nous jetant dans l’illusion du virtuel et la rêverie de l’irréel. » (Vial, 2013 : 285).
1.1.2 Technologies numériques et affordances
L’emprise culturelle des dispositifs interactifs, i.e. leur influence sur la représentation de soi en pensée, est située : elle dépend à la fois de la structure des profils identitaires propre au dispositif et de son actualisation par la communauté des utilisateurs dont fait partie l’individu (Georges, 2009 : 178). L’identité numérique se révèle être « une coproduction où se rencontrent les stratégies des plateformes et les tactiques des utilisateurs » (Cardon, 2008 : 97). Ces dispositifs, font appel à des médiations numériques de soi (Georges, 2010 : 1). En effet, les technologies numériques induisent une dynamique individuelle, collective et sociotechnique de la mise en scène de soi (Coutant & Stenger, 2010 : 15). Coutant et Stenger argumentent que les technologies numériques sont des supports de la construction identitaire et l’illustrent par les propos de Kaufmann (2005 : 41) : « en se distribuant sur ses entours matériels, la personne acquiert consistance et stabilité. Le maintien et la constance que l’on pense être le propre de l’individu ne sont rien d’autre que l’effet de son extériorisation et de son arrimage dans les choses familières ». Le processus identitaire ne fonctionne donc pas ex nihilo, il nécessite la présence de supports à la fois symboliques et physiques (Coutant & Stenger, 2010 : 3).
Les technologies numériques invitent l’utilisateur à se construire une identité numérique qui le représente et « participe d’un processus de façonnage de soi en pensée en introduisant dans la relation de communication un support visuel, sonore et textuel de Soi » (Georges, 2009 : 5). Les individus « font avec » des nouveaux objets, discours, et dispositifs tout en redonnant leur place aux activités ordinaires du quotidien, si bien que les technologies numériques émergent au milieu de normes d’interaction qui leur préexistent et qu’elles contribuent à faire évoluer (Coutant & Stenger, 2010 : 3). La définition que propose Peraya du « dispositif » semble particulièrement transposable au concept peu défini de technologies numériques :
« Un dispositif est une instance, un lieu social d’interaction et de coopération possédant ses intentions, son fonctionnement matériel et symbolique enfin, ses modes d’interactions propres. L’économie d’un dispositif – son fonctionnement – déterminée par les intentions, s’appuie sur l’organisation structurée de moyens matériels, technologiques, symboliques et relationnels qui modélisent, à partir de leurs caractéristiques propres, les comportements et les conduites sociales (affectives et relationnelles), cognitives, communicatives des sujets. »
(Peraya, 1999 : 153).
Il en va en effet de même des technologies numériques qui impliquent une triple articulation entre l’individu, son environnement et les moyens mis en œuvre pour la construction de l’interaction. En outre, les quatre attributs catégorisant le multimédia selon Lancien (1998) semblent également caractériser les technologies numériques et leur usage web :
Hypertextualité
(réseau permettant d’accéder à un nombre considérable de documents à travers des liens)
Multicanalité
(coexistence à l’aide d’un même support de divers canaux de communication)
Multiréférentialité
(diversification et multiplication des sources d’information)
Interactivité
(possibilité d’obtenir des réponses différenciées, en réaction à une intervention humaine)
Néanmoins, si les technologies numériques offrent de nombreuses potentialités d’interaction, elles impliquent également des obligations. Les activités communicatives en ligne sont subordonnées aux affordances du média. Lamy explique que « les affordances qui entrent en jeu au cours d’une activité instrumentée se définissent comme l’ensemble des possibilités et contraintes de l’environnement, qui donnent aux agents différentes options pour agir » (2010 : 3). La notion d’affordance ne se comprend donc que comme une relation de réciprocité entre les acteurs et l’environnement (Ibid.). Gibson (1979), dont les recherches sur la perception visuelle de l’animal sont à l’origine du concept d’affordance, souligne que :
« il est important de noter que les affordances de l’environnement sont objectives, réelles et physiques, contrairement aux valeurs et significations, que l’on suppose fréquemment subjectives, phénoménales et mentales. À vrai dire une affordance n’est ni une propriété objective ni une propriété subjective ; ou si l’on préfère elle est les deux… L’affordance tient à la fois de l’environnement et de l’observateur. »
(Gibson, 1979 :129)
Hutchby, quant à lui, adapte cette notion aux technologies numériques et parle d’« affordances communicatives » du média, i.e. « les multiples possibilités actionnelles que l’artefact s’avère capable d’ouvrir à l’utilisateur » (2001 : 123). Selon lui, la technologie « doit se comprendre comme un ensemble d’affordances qui se dévoilent dans et par les efforts que déploient les acteurs pour interagir avec l’artefact » (Ibid. : 146).
Ainsi l’objet technique est à considérer non pas à partir d’une symétrie « posthumaniste » entre sujet et objet mais plutôt comme « un partenaire agissant d’une relation autant habilitante que contraignante » dans la mesure où il agit comme « une interface entre le projet d’action qui a été déposé en lui et le sujet actif dans ses usages de ces interfaces techniques » (Voirol, 2013 : 149). De ce fait, Voirol révise le modèle de l’intersubjectivité de Mead en distinguant non plus deux mais trois niveaux d’intersubjectivation technique. Le premier renvoie à la manière dont l’usager interagit avec un dispositif qui agit avec lui comme un partenaire de l’interaction. L’usager doit alors faire preuve d’inventivité et de créativité dans son interaction avec le dispositif. Le deuxième relève de l’interaction du soi avec d’autres participants par l’intermédiaire du dispositif technique. C’est une médiation par le soi numérique, un support de soi-même, une image digitale de soi-même. Le sujet doit alors s’adapter à l’activité des autres. Enfin, le troisième niveau réfère à la collectivité d’usagers ; tous ces autres présents en ligne (vous, nous, ils). Il y a imposition normative évoquée par les sites, figurée par les dispositifs. (Voirol, 2013).
1.1.3 La construction identitaire numérique
Selon Goffman, la vie sociale est une scène pour autant que les membres d’une société accomplissent leurs activités ordinaires dans le champs d’une perception mutuelle ou dans la présence immédiate d’autrui de telle sorte qu’ils sont physiquement en présence de la réponse de l’un et de l’autre (Quéré, 1989 : 54). Les expressions corporelles ainsi produites constituent des symboles signifiants servant de base d’inférence dans le raisonnement pratique et assure une fonction spécifique dans l’organisation des rencontres (Ibid. : 55).
Or, comme mentionné précédemment, il est des rencontres qui ne se déroulent pas en coprésence corporelle des interactants. Si dans le réel, le corps donne d’emblée existence à la personne, lui permettant de se manifester aux yeux des autres et ainsi de construire son identité par différenciation, à l’écran, il est nécessaire que la personne prenne existence car si elle n’agit pas, elle est invisible pour l’autre (Georges, 2008 : 2). C’est alors la saisie d’informations qui l’inscrit dans l’interface numérique et conditionne sa construction identitaire. Il est alors question d’identité numérique, celle-ci pouvant être définie comme « une transposition graphique, sonore et visuelle d’une représentation en pensée façonnée par le Sujet dans le matériau de l’interface » (Georges, 2009 : 169).
L’identité virtuelle ne renvoie donc pas à une identité fictive mais elle est au contraire censée refléter une identité réelle. L’individu « manipule sa propre identité afin d’être réellement pris par ses interlocuteurs pour celui qu’il fantasme d’être » (Jauréguiberry, 2000 : 137). Il construit une représentation abstractive de lui-même que Peirce nomme un « schéma-silhouette » de soi (1978 : 120). Georges reprend ce concept pour faire référence au fait que l’individu fait abstraction d’un certain nombre d’informations qu’il juge non pertinentes, et en choisit d’autres qui lui semblent plus adéquates, i.e. plus conformes à la représentation qu’il a de lui-même (2009 : 169). Les informations données à voir en ligne par l’individu consistent en trois ensembles (Georges, 2008 : 3) :
– L’« identité déclarative » (ou représentation de soi) se compose de données saisies directement par l’utilisateur, notamment au cours d’une procédure d’inscription à un service (nom, centres d’intérêt,…). Ces données sont saisies par les utilisateurs eux-mêmes, les décrivent et les singularisent au sein d’une communauté. L’identité déclarative est calquée sur l’identité civile.
– L’« identité agissante » est constituée des messages répertoriés par le système, concernant les activités de l’utilisateur (« x a répondu à y »). Ces traces d’activité complètent la structure identitaire. Elles sont issues de l’interaction délibérée de l’utilisateur avec l’application.
– L’ « identité calculée » se compose de chiffres, produits du calcul du système, qui sont dispersés sur le profil de l’utilisateur . Ce sont des variables qualitatives (« x est connectée ») ou quantitatives (nombre d’amis,…) produites du calcul du système.
À la différence de l’identité déclarative, l’identité calculée n’est pas renseignée par l’utilisateur et à la différence de l’identité agissante, elle n’est pas le produit immédiat de son activité. L’identité calculée développe « une importance démesurée du chiffre dans le système identitaire […] impliquant implicitement une forme de jeu social » (Ibid. : 5).
Modèle de l’identité numérique (Georges, 2009 : 180)
En interagissant avec un dispositif numérique, un individu fait l’expérience d’un environnement techno-perceptif différent qui structure en retour la représentation qu’il se fait du monde. Georges (2010) propose une analyse métaphorique de la structuration de la représentation numérique de soi expliquant que « trois métaphores permettent d’appréhender trois dimensions du processus identitaire » et que « l’identité prend forme à l’écran en ces trois aspects interdépendants et fondés sur les propriétés interactives du dispositif ». Ces trois métaphores sont celles du soi, du chez-soi et du flux.
La métaphore du soi se compose des signes qui réfèrent au sujet. Elle se compose des éléments saillants qui manifestent visuellement l’identité de l’utilisateur à l’écran, l’ensemble de ses traces, son activité en ligne et ses interactions avec les autres utilisateurs. Quatre sous-ensembles peuvent être distingués dans cette composition de la médiation technologique de l’identité : les opérateurs d’interaction (par lesquels les utilisateurs agissent et manipulent leur représentation) et d’identité (par lesquels ils sont identifiés comme individus), les qualifiants (qui complètent les informations distinctives délivrées par les opérateurs d’identification), les sociatifs (qui ressemblent les représentations des autres dans la représentation de soi) et les possessifs (qui rassemblent des objets (photos, vidéos, liens) partagés par l’utilisateur sur sa page).
Dans la métaphore du chez-soi, l’utilisateur aménage cet ensemble de signes en fonction des possibilités qu’offre le système pour cacher ou au contraire rendre visibles certaines informations. « Une architecture de mise en visibilité de soi et de vision vers l’extérieur se dessine » (Georges, 2010 : 4). Cet espace permet de modeler chez les utilisateurs la perception d’un intérieur et d’un extérieur, d’un espace privé et d’un espace partagé.
La métaphore du flux renvoie aux signes susceptibles de manifester spécifiquement le changement et le mouvement de la représentation (présence à distance, apparition et disparition des utilisateurs, etc.). La structuration du soi se compose notamment des indices de présences, du rythme des interactions, des indices chronologiques, des indices d’activités locales,…
Ainsi, la métaphore du soi compose les éléments visibles du soi numérique, tandis que celle du chez-soi en dessine les contours entre intériorité et extériorité, intimité et partage, et celle du flux exprime la vie qui l’anime. Georges prône de cette manière une approche interactionniste et située de la construction identitaire numérique et ajoute que « sans cet ensemble, la structuration serait statique et impropre à la communication en temps réel » (2010 : 6).
1.2 Les espaces des interactions numériques
1.2.1 Lieu virtuel ?
En regard des échanges classiques, les technologies numériques ouvrent des « espaces » physiquement non situés, dans lesquels des interactions anonymes entre individus désincarnés peuvent se réaliser. Ce relatif détachement des interactants en regard des lieux et des corps rend possible la manipulation identitaire à laquelle un individu peut se livrer en superposant une identité virtuelle à son identité réelle, une identité fantasmée à son identité sociale (Jauréguiberry, 2000 : 136).
Néanmoins ces relations sociales médiées par les technologies numériques font partie intégrante de la réalité quotidienne : le virtuel participe de la sociabilité globale. Les différentes formes de communication en ligne induites par le numérique participent des interactions sociales quotidiennes, reconfigurent le lien social et opèrent ainsi une hybridation du réel avec l’espace dit « virtuel ». Ainsi, « les technologies de l’ego (Lardellier, 2006) médient la vie quotidienne par le partage de photographies, de sons, de textes, de vidéos, de musique ; le virtuel participe de la sociabilité globale et implique une reconfiguration du lien social (Proulx, 2005), dans le cadre d’une communication mixte. » (Georges, 2009 : 2). De même, les recherches portant sur le lien entre les espaces ordinaires et les « cyberespaces » concluent que la majorité des individus ayant recours aux technologies numériques perçoivent celles-ci comme une extension de leurs interactions sociales ordinaires (Jones, 2004 : 24). En outre, il est à noter que les espaces physiques réels dans lesquels chaque interactant se trouve au cours de son interaction en ligne ont également une influence sur leur production. Marcoccia considère que les « contextes spatiaux » de l’interaction en ligne peuvent devenir des enjeux dans les échanges, les concurrencer, les parasiter, mais également être les éléments à partir desquels se construit le cadre de l’activité de communication en ligne (2011 : 114).
Jauréguiberry (2000) propose quant à lui de comparer l’espace virtuel au concept d’« espace potentiel » développé par Winnicott dans la mesure où le numérique permet à l’individu d’y projeter ses illusions. L’espace virtuel et l’espace potentiel ont en commun d’introduire « un espace intermédiaire entre la réalité psychique interne et le principe de réalité externe » (Jauréguiberry, 2000 : 148). Il s’agit d’un espace transitionnel où se confondent subjectivité et objectivité, permettant à l’individu de « reconstruire la réalité par l’expérimentation d’une illusion qui aurait ici la forme du virtuel » (Ibid.)
Reste que les interactants doivent co-construire un espace d’interaction commun dans la mesure où « there is no discourse, knowledge, or social practice that stands outside of a social, historical, and physical space » (De Saint-Georges, 2004 : 71). Ainsi, les individus, en ligne, s’engagent dans une adaptation de leur discours à la situation d’interaction et « become involved in a process of place-making, which is necessary in order to appreciate the online environment (Lee et al., 2001) and, in turn, to develop conditions for sociability meant as the intensity and frequency of the need for social contacts » (Ponti et Ryberg, 2004 : 3). L’espace d’interaction est donc configuré par les interactants au cours de l’interaction.
Denouël parle alors de « coprésence à distance » qu’elle définit comme un « accomplissement pratique lié à l’organisation située de ressources sociotechniques, qui favorise l’instauration de différentes formes de rencontre à distance » (2008 : 7). La coprésence à distance constitue un phénomène interactionnel, pratique et hétérogène, reposant sur des modes d’engagement différenciés (Ibid.). Les interactants recourent alors à différents procédés d’engagement interactionnel dans le but d’être coprésents et sensibles à la présence de l’autre.
Parmi ces procédés, se trouve l’« outeraction » (Nardi et al., 2000) ; « irrémédiablement liée à l’interaction tout en en étant détachée, l’ « outeraction » désigne alors toute modalité d’échange distant visant à tester la disponibilité des correspondants ou relevant d’une forme de coordination » (Denouël, 2008 : 30). L’outeraction consiste notamment à attirer l’attention de son interlocuteur potentiel sans interrompre le cours des activités dans lesquels il est engagé. Il est ainsi possible de manifester sa présence et sa disponibilité avant d’engager une conversation. Des « préfaces » (Nardi et al., 2000) sont utilisées afin d’évaluer la disponibilité du correspondant distant (telles que « Prénom ?? »). Entre l’envoi de la préface et l’envoi de la réponse, un laps de temps plus ou moins long peut s’écouler sans nécessairement nuire à l’équilibre de la relation entre les interactants. Dès que la réponse surgira, l’énoncé fera fonction de « contrat attentionnel » (Ibid.). L’outeraction fait émerger une « zone de communication », dans laquelle il est possible d’entrer et de sortir de façon fluide (Denouël, 2008 : 31). Si besoin est, les conversations peuvent se caractériser par des procédés de « media switching », i.e. un ajustement des participants à la progression de leur échange, en sélectionnant les dispositifs les plus adéquats à la situation (Ibid.).
Par ailleurs, une forme d’« awareness », i.e. « de sensibilité et d’attention à la présence des autres à la conduite de leurs actions », peut émerger dans le cadre de l’outeraction, participant ainsi du maintien des relations interpersonnelles, et ceci en dehors de toute conversation (Denouël, 2008 : 32). C’est le cas notamment lorsque des interactants se connectent sur une plateforme de communication numérique : « ceux-ci déclarent avoir une sensation de proximité malgré la distance physique, qu’ils comparent parfois à celle émergeant des rencontres impromptues » (Ibid.). Les échanges récurrents de salutations n’ont alors pas nécessairement pour fonction d’orienter vers l’ouverture d’une conversation focalisée, mais seulement de manifester son attention envers l’autre et de consolider les liens interpersonnels entre les interactants (Ibid.).
La notion d’awareness décrit donc l’ensemble des pratiques qui, dans des activités coopératives, autorise l’ajustement des agents et la régulation collaborative de l’action de façon tacite et non intrusive. Elle relève de deux procédures complémentaires : la surveillance plus ou moins diffuse des événements qui se produisent dans la situation (notamment l’activité des autres interactants) et, dans le même temps, la mise en visibilité des aspects de sa propre activité qui peuvent être pertinents pour les autres (Schmidt, 2002). L’awareness est ainsi défini comme « un phénomène pratique, intelligible et remarquable, qui, favorable à la coordination et la coopération au travail, peut être instrumenté par des dispositifs techniques et autres outils de communication » (Denouël, 2008 : 35).
Par ailleurs, De Fornel qualifie les interactions en ligne de système d’activité située, en ce sens que ce type d’ « interaction verbale suppose de la part des participants un alignement conjoint et une orientation mutuelle […] permettant la réalisation commune de tâches conversationnelles. » (1988 : 41). Des arrangements spatio-temporels entre les participants sont nécessaires à cette « interaction focalisée » (1988 : 42) afin de leur permettre de créer un espace commun dans lequel ils pourront « échanger de façon efficace » (Ibid.). Bien que les participants à l’échange se trouvent dans des environnements différents, une co-orientation est possible et permet de construire un « espace transactionnel partagé » (De Fornel, 1988 : 43). Toutefois, il ne s’agit pas d’un espace physique concret mais abstrait qui s’avère bien plus fragile (Ibid.).
À ce titre, nous souhaiterions ici faire part d’une métaphore du miroir (espace mixte entre utopie et hétérotopie) imaginée par Foucault pour expliciter le concept d’espace, cette métaphore s’appliquant également selon nous à celle de l’espace numérique induit par les technologies numériques :
« Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là ou je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface ; je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent : utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour : c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. À partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l’autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même et à me reconstituer là où je suis ; le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il rend cette place que j’occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l’espace qui l’entoure, et absolument irréelle puisqu’elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas. »
(Foucault, 2004 : 15)
Le miroir de Foucault s’apparente largement à l’écran qui projette, au sein de l’interaction numérique, une image du sujet sur l’interface. Il nous semble donc nécessaire d’approfondir ces notions d’espaces et d’écran dans la mesure où elles semblent constitutives de la perception de soi.
1.2.2 Les espaces de l’écran
Merleau-Ponty revient sur la conception kantienne de l’espace selon laquelle l’espace ne serait pas le milieu dans lequel les objets se disposeraient mais plutôt le moyen par lequel la position des objets deviendrait possible. Cette théorie revient à penser l’espace non comme une sorte d’éther dans lequel baigneraient tous les objets mais comme un caractère qui leur soit commun — « la puissance universelle de leurs connexions » (Merleau-Ponty, 1945 : 281). Or Merleau-Ponty ne se satisfait pas de cette opposition et propose une troisième voie : l’espace de la perception. Le sujet de la perception s’institue dans le regard « qui n’a prise sur les choses que pour une certaine orientation des choses, et l’orientation dans l’espace n’est pas un caractère contingent de l’objet, c’est le moyen par lequel je le reconnais et j’ai conscience de lui comme d’un objet » (Merleau-Ponty, 1945 : 293).
Il est possible d’avoir conscience d’un objet dans l’espace dans différentes orientations mais c’est toujours à condition de prendre à son égard en pensée une attitude définie. Ainsi dans la mesure où tout objet ou sujet se rapporte directement ou indirectement au monde perçu et que ce dernier n’est saisi que par l’orientation, il est impossible de dissocier l’être de l’être orienté et il n’y a pas lieu de « fonder » l’espace (Merleau-Ponty, 1945 : 293). L’espace est à l’horizon de toutes nos perceptions. Chacun des niveaux dans lesquels vit le sujet tour à tour apparaît lorsqu’il « jette l’ancre dans quelque « milieu » qui s’offre à lui » (Ibid.). Ce milieu lui-même ne peut être défini spatialement que pour un niveau préalablement donné. C’est pourquoi dans la série de nos expériences se transmet une spatialité déjà acquise par le sujet depuis sa naissance. Dans cette conception, Merleau-Ponty place le sujet à l’origine de tout, non en terme de conscience mais en tant que corporéité. Le monde existe alors pour le corps du sujet avant même que sa conscience en prenne possession. Et ce corps marque la place du sujet dans l’espace. Selon Merleau-Ponty :
« Cet esprit captif ou naturel, c’est mon corps, non pas le corps momentané qui est l’instrument de mes choix personnels et se fixe sur tel ou tel monde, mais le système de « fonctions » anonymes qui enveloppent toute fixation particulière dans un projet général. Et cette adhésion aveugle au monde, ce parti-pris en faveur de l’être n’intervient pas seulement au début de ma vie. C’est lui qui donne sons sens à toute perception ultérieure de l’espace, il est recommencé à chaque moment. L’espace et en général la perception marquent au cœur du sujet le fait de sa naissance, l’apport perpétuel de sa corporéité, une communication avec le monde plus vieille que la pensée. »
(Merleau-Ponty, 1945 : 294).
Pour Chabert, la définition de l’espace à partir de la perception corporelle et émotionnelle du sujet est pertinente en ce qu’elle réhabilite l’expérience humaine dans l’approche de l’espace. Elle exprime en effet, « le refus d’un discours seulement cartographique et géolocalisé de l’espace et invite à le supposer davantage comme un point de vue, un regard vécu » (Chabert, 2012 : 204). Chabert assimile cette approche à celle des interfaces auxquelles les sujets ont de plus en plus recours pour communiquer et plus précisément à l’écran. Elle rappelle que nombreuses sont les métaphores spatiales couramment utilisées dans la relation aux écrans : je sors de l’écran, je suis dedans, je suis dehors, je le parcours. Spontanément, le sujet pense l’écran et le qualifie par le langage comme un espace (Ibid. : 203). L’écran s’exprime comme un lieu, un nouvel espace, celui de l’interaction et de la rencontre (Ibid. : 206).
Désormais, la « fluidité des gens, conduits par d’autres nécessités, territoriales autant qu’économiques et professionnelles, a entraîné l’éclatement de ce qui qualifiait le lieu, en particulier […] le face-à-face » (Prado, 2010 : 123). Prado parle alors de délieu, terme qui renvoie à l’abstraction du lieu en tant que résultante du phénomène généralisé de délocalisation et de déterritorialisation. Prado précise que le délieu est « une construction mais par destruction » (Ibid.). Le passage de la notion d’espace à celle de lieu, revient à passer de la catégorie à la modalité, des catégories théoriques de l’entendement de l’espace aux modalités pratiques de l’accomplissement (Ibid. : 126). C’est pourquoi un lieu se relève « par construction toujours inachevé. » (Ibid.). Dans cette même optique, Augé (2010) revoie son concept de non-lieu à l’aune de la globalisation. Partant du constat que l’urbanisation du monde ne cesse de se poursuive et s’amplifier à l’échelle mondiale — ce que le démographe Le Bras nomme « filaments urbains » — Augé conclut à un triple « décentrement » (2010 : 171). Le premier concerne le niveau de la ville dont l’importance se définit désormais spatialement par la qualité et l’ampleur de leurs réseaux de transports les rapprochant du reste du monde. Le deuxième décentrement s’opère au niveau des demeures dont l’antique foyer est supplanté par les technologies d’information et de communication (télévision, ordinateur). Enfin, l’individu est lui aussi décentré de lui-même en ce qu’il s’équipe de technologies le mettant en contact constant avec le monde extérieur le plus lointain. Et ce triple décentrement constitue pour Augé une extension sans précédent des « non-lieux empiriques », c’est-à-dire « des espaces de circulation, de consommation et de communication » (Augé, 2010 : 172).
À partir d’une conception similaire de l’espace traversé, Chabert aborde « l’entre-deux » de l’écran (2012 : 210). Dans ce qu’elle appelle « un contexte de froideur d’espaces, d’espaces traversés » — à savoir entre deux trains, deux avions, etc. — l’écran constitue pour le sujet « une sorte de repère et d’ancrage dans un territoire familier » (Ibid.). L’espace de l’écran se trouve alors donner une nouvelle signification au lieu ainsi qu’au lien entre les sujets, évitant par là même le risque pour ces sujets en mouvement de ressentir une angoisse psychique dans les espaces-temps de leurs mobilités. L’espace de l’écran permet au sujet de se réfugier. Les écrans sont alors « manipulés comme autant d’objets fétiches, objets d’attachement que l’on touche et porte contre soi pour combler ces territoires de transition, par nature flottants » (Chabert, 2012 : 210). Le géographe Frémont (2010) considère que deux pulsions fondamentales caractérisent la relation sujet-espace. La première est une « pulsion de protection, d’abri et d’enracinement ». La seconde est une « pulsion de découverte, d’aventure et de mobilité » (Frémont, 2010 : 104). Ces deux pulsions bien qu’opposées, cohabitent chez le sujet. Cette tension est donc perceptible de façon similaire dans l’écran selon Chabert. En effet, l’écran a autant « vocation de protection (l’écran fait coupure, fait écran et protège) » qu’il a « vocation d’ouverture (l’écran est une fenêtre ouverte sur le monde et les autres) » (Chabert, 2012 : 210). L’espace s’appréhende alors de façon ambivalente (dans et hors champ) et l’écran constitue la frontière entre ces deux champs, un entre-deux mondes. Il fait figure de « lieu qui fait lien, lien qui fait lieu » (Jewitt et Triggs, 2006 : 132). L’écran articule l’espace du visible et l’espace de l’invisible (le hors-cadre) (Katz, 2004 : 11). A ces deux espaces, dans le champ et en dehors du champ, s’ajoute l’espace de l’écran en lui-même. Ainsi se construit une interrelation entre « l’espace réel autour de l’écran (around screen), l’espace imaginé hors champ (off screen), l’espace de la rencontre dans l’écran (on screen). Ces divers espaces sont néanmoins à penser en terme de continuum, il n’existe pas de rupture entre ces divers champs et tous participent de l’interaction en ligne, la facilitant ou la parasitant.
La conception de l’écran jusqu’ici présentée est celle d’un écran dispositif mais Frau-Meigs (2011) propose d’autres modes d’existence à l’écran en tant que signe. Elle en distingue quatre : artefact, dispositif, interface, prothèse. En tant qu’entité matérielle, l’écran fonctionne comme un artefact — c’est un objet que l’on peut désigner / designer, et il stabilise les codes de la représentation dans leur matérialité (codage-décodage du signal, proportion de l’image, etc.). L’écran fonctionne également comme un dispositif — il met en condition matériellement et psychologiquement le sujet et permet d’atteindre du contenu physiquement et symboliquement. À ce titre, l’écran joue également sur les valeurs de cadre (champ et hors champ) et peut parfois se révéler anti-cadre. L’écran fait figure d’interface — il est un outil symbolique qui inter-réagit avec l’utilisateur et peut faire varier les formes de la représentation. Enfin, l’écran peut apparaître comme une prothèse à la frontière de la réalité virtuelle en temps réel. Par tous ces aspects, l’écran est tant une technologie qui a un sens — un artefact dont l’émergence tient à l’aboutissement d’une manière de se représenter la réalité, la communication et la médiation technique ; une technologie qui crée du sens — un dispositif maitrisant la manipulation de symboles, la programmation audiovisuelle et la médiatisation des récits ; une technologie du sens — une interface permettant de comprendre les mécanismes humains de la cognition et de la pensée visuelle tout en facilitant les usages interactifs entre individus en réseaux (Frau-Meigs, 2011 : 10).
Aussi Hookway (2014) considère-t-il l’écran non comme une technologie en soi mais comme une relation avec la technologie. Et cette relation en plus d’être spatialement située s’ancre dans une temporalité. Être présent à l’écran, c’est l’être dans l’espace et le temps. Aussi cherchons-nous dans ce qui suit à appréhender les spécificités intersubjectives du temps.
1.3 Les temporalités des interactions numériques
1.3.1 La notion de temporalité en présentiel
« Le passage du présent à un autre présent, je ne le pense pas, je n’en suis pas le spectateur, je l’effectue, je suis déjà au présent qui va venir comme mon geste est déjà à son but, je suis moi-même le temps, un temps qui « demeure » et ne « s’écoule » ni ne « change ». »
(Merleau-Ponty, 1945 : 482)
Au cours de la vie du sujet, chacune des expériences vécues s’ordonne selon un avant et un après ; un passé et un futur. La temporalité présente en effet une forme de sens intime, elle est constituante des faits psychiques (Merleau-Ponty, 1945 : 469). Par analogie, le sujet comprend que si une expérience se place après une précédente et avant une suivante, cette expérience présente, au même titre que toutes les autres, passera. Et pour que cette analogie se concrétise, le présent doit s’annoncer comme un futur passé, le cours du temps doit se manifester comme le passage du présent au passé et celui du futur au présent (Ibid. : 471). C’est alors que le temps apparaît comme une série d’expériences passées et à venir, une séquence ininterrompue de maintenant ; « tout maintenant est aussi un à l’instant ou un dans un instant » (Heidegger, 1985 : 289).
Or la définition du temps ne s’aurait s’en tenir à cette successivité de maintenant au risque de n’y pouvoir distinguer ni commencement ni fin. Le temps se révèlerait in-fini (Ibid.). C’est pourquoi la temporalité ne se réalise en fait pas dans une succession de présent et le présent n’est pas simplement postérieur au passé et antérieur au futur ; « la temporalité se temporalise comme avenir-qui-va-au-passé-en-venant-au-présent » (Heidegger, 1985 : 350). Le temps, loin d’être une multiplicité de phénomènes liés, se découvre comme un seul phénomène d’écoulement, un flux. Le temps est ce mouvement nécessaire à la réalisation des expériences, il est le « moyen offert à tout ce qui sera d’être afin de n’être plus » (Claudel, 1984 : 57). Dans ce passage du temps, un recouvrement du passé et de l’avenir se réalise au travers du présent ; l’expérience nouvelle est annoncée par l’expérience ancienne comme l’expérience ancienne est congédiée par l’expérience nouvelle (Merleau-Ponty, 1945 : 480).
En outre, une perception du temps comme succession de maintenant pourrait se dérouler dans un sens comme dans l’autre : d’arrière en avant, d’avant en arrière. Reste que le flux temporel est précisément irréversible. Le temps ne se laisse pas renverser dans la mesure où il va extatiquement vers sa fin. Le temps se temporalise donc plus à partir de sa fin, de l’avenir, que de son maintenant, du présent (Heidegger, 1985 : 290). C’est pourquoi l’inquiétude des sujets vis à vis du temps concerne non point le temps per se mais la porosité du présent, son inconsistance (Berger, 1964 : 153). Les caractères passager et irréversible du temps émergent de la temporalité de l’être-au-monde face à sa fin. Tout être-au-monde porte en lui une fin — la mort — et sa « préoccupation s’applique à capturer la plus grande part possible du temps qui vient encore et qui « continue » ». (Heidegger, 1985 : 289).
Temps et être-au-monde se révèlent ainsi intimement liés. Les maintenant ne sauraient être détachés des individus qui les vivent. S’ils se trouvaient objectivés, ils ne seraient présents à personne et ne décèleraient aucun caractère temporel (Merleau-Ponty, 1945 : 471). Ainsi, si le sujet ressent l’impression que l’avenir devient présent, c’est en ce qu’il transfère à « cet être fictif qu’il appelle « temps » la réalité de son présent qui dure. » (Berger, 1964 : 121). Cette conception est celle de l’être et du temps qui communiquent du dedans ; c’est accéder au travers du temps à la structure concrète de la subjectivité (Merleau-Ponty, 1945 : 469). Aucun événement ne peut survenir sans sujet à qui advenir. La perspective des évènements fonde les individualités ; la temporalité suppose une position dans le temps, un sujet à un poste duquel il peut voir défiler ses expériences. En d’autres termes, « le temps suppose une vue sur le temps » (Merleau-Ponty, 1945 : 470).
Pour autant, le temps n’est pas un flux en soi que le sujet se contenterait d’observer, au contraire il naît du rapport du sujet avec son environnement. Dans les choses mêmes, présent, passé et avenir préexistent et survivent. Dans la subjectivité, se confondent être du présent et non-être de l’hier et du demain. Passé et futur n’existent donc pas ex nihilo, ils ne se révèlent que « lorsqu’une subjectivité vient briser la plénitude de l’être en soi, y dessiner une perspective, y introduire le non-être. Un passé et un avenir jaillissent quand je m’étends vers eux. » (Merleau-Ponty, 1945 : 481). La subjectivité du sujet est constitutive d’une temporalité ad hoc ; l’individu délimite le présent à partir d’un rapport de sens avec ses occupations actuelles (« en ce moment » peut faire référence à une minute, un jour, un mois,… en fonction du sens que le sujet lui donne). Temps et sens ne font qu’un (Merleau-Ponty, 1945 : 487). L’être-au-monde structure le temps, conçoit des modes de temporalisation, il est partie prise et partie prenante du temps. La temporalité « est le « hors-de-soi » originaire en et pour soi-même. » (Heidegger, 1985 : 231).
Aussi le temps ne peut-il être perçu comme une donnée de la conscience dans la mesure où, à l’inverse, la conscience déploie le temps, elle le constitue (Merleau-Ponty, 1945 : 474). Dès lors, l’instant ne se présente jamais comme une donnée, il se traduit comme une construction artificielle. L’instant se produit si le sujet conscient le rattache au présent à partir du schéma qu’il a construit du temps (Berger, 1964 : 130). Le temps, en tant qu’ordre s’apparente à une construction définie par Berger en ces termes :
« Il me semble que le temps est ainsi une construction, mais une construction de l’homme. Il n’est pas une loi de la représentation ; il n’est pas une catégorie qui s’imposerait à une conscience transcendantal, à un sujet pur ; il est une révolte de l’homme contre cette mort dont le présent lui révèle la constance autour de lui, contre cet écoulement non pas du temps mais des contenus, contre le fait que rien ne reste dans ses mains et que les naissances sont aussi absurdes que les disparitions. »
(Berger, 1964 : 139).
Cette construction du temps par l’homme se révèle d’autant plus efficiente lorsqu’il a à sa portée des outils numériques lui permettant d’agir sur la temporalité de ses expériences. Les évènements en ligne font l’objet d’une manipulation temporelle autrement plus éloquente qu’en présentiel.
1.3.2 Les nouvelles temporalités numériques
Le numérique s’avère être le substrat des évènements temporels, il en garde la trace vivante effective. Être et non-être s’y confondent. La conversation numérique est passée et présente, elle est aussi à venir en ce qu’elle peut encore être vécue. Pour autant les usagers recherchent avant tout le présent, l’immédiateté de l’échange, qu’ils semblent mieux vivre que le passé ou l’à-venir – c’est ce que semble indiquer le développement constant des communications dites instantanées. L’attente doit être réduite au maximum et le futur devenir immédiatement présent. Différentes temporalités peuvent êtres privilégiées par les individus en fonction de leurs activités en cours.
Il est ainsi possible de distinguer trois grands types d’interaction en ligne en fonction de leur temporalité : asynchrone, quasi-synchrone et synchrone. Il reste évident qu’il n’existe pas de frontières réelles entre les trois. Il serait plus à propos de parler de continuum, l’interaction se déroulant de façon plus ou moins synchrone. Mais ces catégories permettent de mettre en évidence des divergences et des similitudes et nous renseignent sur les caractéristiques des différentes modalités d’échange.
Les interactions asynchrones renvoient initialement aux courriers électroniques. Ces derniers, inventés en 1971 par l’ingénieur Tomlinson, consistent en un service de transfert de messages envoyés par un système de messagerie dans la boîte aux lettres électronique d’un ou de plusieurs destinataires choisis par l’émetteur (Develotte, Kern et Lamy, 2011 : 10). L’interaction par courriel s’inscrit dans une temporalité différée de même que l’interaction par forum de discussion. Créés huit ans plus tard par des étudiants américains sur un réseau internet (Usenet), les forums de discussion (newsgroups) forment un système permettant l’échange et l’archivage de messages entre les membres d’un groupe de discussion (Ibid.). Il s’agit d’une « correspondance électronique archivée automatiquement, un document numérique dynamique, produit collectivement de manière interactive » (Marcoccia, 2004 : 3). Dans ce type d’interaction asynchrone, l’organisation du cadre participatif est complexe dans la mesure où « des participants entrent et sortent de l’espace de communication, la discussion est relativement décousue, etc. » (Marcoccia, 2004 : 2). En outre, ces dispositifs de communication permettent à la fois l’échange interpersonnel (privé) et la communication de masse (public) dans un même espace-temps. Enfin, la temporalité des interactions dans les forums est également particulièrement variable en ce sens que la seconde partie d’un échange verbal peut être produite quelques secondes ou quelques mois voire années après la première partie. L’envoi d’un message dans un forum oblige l’utilisateur à choisir explicitement le statut de son intervention sous trois aspects : placement de son intervention dans la structuration de la séquence (initiative ou réactive), choix du destinataire, choix de rester dans le forum ou choisir un autre medium. Ces aspects de ce type d’interactions asynchrones, ajoutés à l’archivage des données connue des participants, permet de définir les forums de discussion comme « des conversations persistantes ou des documents numériques dynamiques, des archives en train de se constituer » (Ibid. : 5).
La naissance de l’interaction quasi-synchrone correspond à celle de l’Internet Relay Chat créé en 1988 par un étudiant finlandais (Develotte et al., 2011 : 11). Le tchat peut être défini comme un dispositif permettant la discussion de groupe en mode quasi-synchrone. De même, la messagerie instantanée, introduite sous sa forme grand public en 1996 par les fournisseurs d’accès internet, permet d’envoyer et recevoir instantanément des messages courts. La plus connue des messageries instantanées, MSN Messenger, est utilisée depuis 1999. Bien qu’elles soient qualifiées d’instantanées, ces messageries ne fonctionnent pas en mode synchrone mais en mode quasi-synchrone. Comme l’expliquent Garcia et Jacobs :
« this type of system is “quasi-synchronous” (rather than synchronous, like oral conversation, or asynchronous, like e-mail) because, although posted messages are available synchronously to participants, the message production process is available only to the person composing the message. Thus the process of message transmission (posting) in QS-CMC is not synchronous with message production. »
(Garcia et Jacobs, 1999 : 339)
Située entre la synchronie et l’asynchronie, cette notion témoigne des contraintes techniques de la communication numérique qui influent sur la construction temporelle de l’interaction par tchat. C’est l’outil technique qui établit l’allocation des tours et provoque ainsi un décalage entre le processus de production du message et sa réception effective par l’interlocuteur. En outre, ce processus de production, visible uniquement pour le locuteur, « réduit les possibilités de contrôle mutuel et continu sur la production en cours » (Denouël, 2008 : 111). De ce fait, la quasi-synchronie induit quatre phases différenciées et/ou successives dans la production verbale : composition du message, envoi, lecture et attente. Ce format de participation conjugue voire superpose quatre positions interactionnelles distinctes : message constructor (« when the participant is engaged in typing, composing, or editing a message »), message poster (« when they send their completed message to the posting box »), waiter (« when they are waiting for another participant to post a message »), reader (« when they are reading the posting box ») (Garcia et Jacobs, 1999 : 347). Les possibilités de contrôle interactionnel progressif, local et conjoint sont ici très réduites mais l’exploitation simultanée des positions d’auteur et de lecteur permet à chacun des participants d’ajuster son intervention en cours d’écriture au thème traité et rendu visible dans la fenêtre partagée (Denouël, 2008 : 112).
L’interaction synchrone en ligne a quant à elle vu le jour avec l’invention de la webcam en 1991. La visioconférence en ligne est une application internet qui offre la possibilité d’interagir en synchronie et audiovisuellement avec des participants à distance. Son utilisation comme moyen de communication grand public, et non plus seulement professionnel, a été favorisée par l’insertion de vidéo dans les messageries instantanée telles que Windows Live Messenger ou la diffusion de logiciel tel que Skype. Develotte et al. expliquent que l’ « on parle de conversation en ligne pour désigner la possibilité de mener une conversation en utilisant des outils de communication électronique » et ajoutent que ce type de conversation peut « rester en face à face mais le face à face n’est plus synonyme de présentiel puisque précisément c’est à distance que s’effectue le plus généralement ce type de communication » (Develotte et al. : 9). Ce face à face distanciel se différencie donc du face à face présentiel en ce sens que la médiation par la technologie vient modifier les comportements interactionnels. Heath et Luff (1991) explique qu’il y a une asymétrie communicative dans la conversation en ligne notamment due au fait que l’impact des comportements non verbaux, nécessaires à la fluidité de l’interaction, est problématique sur un écran qui uniformise tous les éléments pour produire une image globale et indifférenciée. Velkovska et Zouinar parlent quant à elles d’asymétrie contextuelle. Celle-ci est due au fait que les interactants risquent de ne pas avoir un accès mutuel à certains éléments contextuels qui pourraient être pertinents dans l’interaction (2007 : 233-234). L’asymétrie contextuelle « rend plus difficile l’intercompréhension, elle rend moins fluides les entretiens, elle limite les modalités d’interaction (puisque les participants ne peuvent plus voir ensemble) et donc accentue les asymétries relationnelles et interactionnelles » (Develotte et al., 2011 : 21). En outre, différentes composantes entre en jeu dans la conversation en ligne synchrone et sont représentées comme suit par Develotte et al. (2011 : 16) :
Modèle représentant la médiation dans les conversations en ligne (Develotte et al., 2011 : 16)
Ce modèle met en lumière le caractère tripartite de la production de sens dans la conversation qui se fait à l’aide de : la médiation du corps (cercle A), la langue (cercle B) et la technologie (cercle C). Ces trois parties, comme l’indique le schéma, se chevauchent, la zone D étant celle des nouvelles pratiques interactionnelles issues de ces chevauchements (Ibid.). A la frontière entre nouvelles pratiques et structures normatives, les interactants s’approprient à la fois les outils et les pratiques discursives qu’ils induisent (Ibid.).
Notons que des interactions en ligne peuvent mêler ces trois types de communication. La communication numérique peut en effet donner lieu à des interactions hybrides (notamment en ce qui concerne la visioconférence (en synchronie) associée au tchat (en quasi-synchronie)).
1.3.3 Hybridité des moyens de communication et polyfocalisation
L’hybridation des différents moyens de communication en ligne donnent lieu à des degrés divers d’implication de l’interactant dans les différentes activités dans lesquelles il est engagé. Comme l’explique Jones « In computer-mediated communication, however, it is often difficult for the analyst to determine which actions constitute users’ primary involvement and which constitute secondary involvements » (2004 : 27). Il ajoute que la difficulté réside notamment dans le fait de séparer le texte du contexte, les deux ayant tendance à s’entremêler. Les outils de communication ouvrent de nombreuses possibilités de communication simultanées sur différents plans de l’écran (interface), de la perception (canal visuel, auditif,…), de la temporalité (synchronie, quasi-synchronie,…). Il est alors question de polyfocalisation puisque :
« In the « digital surround » created by new communications technologies, communication is more polyfocal (Scollon et al. 1999); it skips among multiple « attentional tracks » (Goffman 1963), which sometimes intertwine and sometimes do not. Polyfocality seems, in fact, to be part of the very ethos of new communication technologies –celebrated in advertisements for computers, mobile phones, and PDAs (Lupton 2000) and bragged about by users. »
(Jones, 2004 : 27).
Selon Jones, une des ouvertures désormais typiques des interactions numériques est la question « What are you doing ? ». Cette question implique un présupposé selon lequel l’interlocuteur est constamment engagé dans une activité (ou plusieurs) en plus de discuter avec le locuteur (Jones, 2004 : 27). De même, Kerbrat-Orecchioni prévoit une banalisation progressive des interactions hybrides en ligne, d’autant plus que « les membres de la jeune génération sont déjà pour la plupart familiarisés avec d’autres formes, d’une part de communication en ligne, et d’autre part d’échanges multimodaux, impliquant une polyfocalisation de l’attention et la gestion simultanée de tâches communicatives diverses » (2011 : 195). Elle précise que ces échanges hybrides en ligne ne constituent pas un genre interactionnel particulier mais une espèce particulière au sein même de « la grande famille de ce que l’on appelle des conversations – impliquant elles aussi un plaisir, voire un art de converser. » (Kerbrat-Orecchioni, 2011 : 195).
Cette polyfocalisation se concrétise en interaction numérique hybride notamment par l’accès à plusieurs systèmes sémiotiques simultanés (linguistique écrit ou oral, iconique, symbolique). Comme l’exemplifie Lamy, un participant peut quitter l’environnement interactionnel en ligne en tapant « Salut! », en cliquant sur le bouton « Quitter », sur une icône ou en annonçant vocalement son départ (Lamy, 2008 : 4). Lamy fait un parallèle avec le décodage du message qui participe également de diverses sémiotiques en prenant l’exemple d’un participant X qui signalerait son départ. Les participants, selon les dispositifs, entendraient son « au revoir », ou verraient s’afficher ce qu’il a tapé (« Au revoir ») ou un message généré automatiquement (« X est parti ») ou encore un symbole (changement de couleur d’une icône). Elle ajoute que dans les environnements multimodaux en ligne qui intègrent le son et un ensemble de possibilités d’interfaçage graphique, la combinatoire sémiotique peut considérablement se complexifier. Cependant, l’association de moyens de communications peut permettre de faciliter la gestion de la relation interactionnelle. C’est le cas notamment de l’association du tchat et de la visio. En effet, le mode clavardage peut par exemple faciliter la gestion de la « face » grâce à sa moindre saillance, i.e. grâce au fait que la fenêtre de clavardage occupe un espace discret sur l’écran alors que les interventions vocales sont captatrices d’attention (Ibid. : 8).
Il apparaît ainsi que les interactants par écran adaptent la technologie – ils cherchent toujours à la mettre au service de leurs besoins – et la technologie libère ou contraint les interactants, qui répondent par de nouvelles adaptations (Lamy, 2008 : 9).