Le terrain d’étude

La recherche ici menée se fonde sur un parcours aussi théorique qu’empirique. Notre terrain d’étude empirique ayant foncièrement configuré notre parcours, il nous apparaît nécessaire de le présenter en préambule de nos parcours. Il s’agit de décrire le terrain duquel sont issues les données analysées ainsi que la méthodologie par laquelle nous avons récolté, exploité, diffusé et analysé ces données.

1        Le terrain d’étude

Notre terrain d’étude s’inscrit dans un cadre universitaire, les participants étant étudiants en Didactique des langues à Lyon (France) et Berkeley (États-Unis). Nous présentons ici le format particulier du cours suivi par les participants et des interactions qui en ont émergé.

1.1       Le cadre universitaire des rencontres

Les rencontres interindividuelles que nous avons observées ne relèvent pas d’interactions ordinaires spontanées mais s’inscrivent dans un projet d’échange didactique interuniversitaire et international, le « Français en (première) ligne [1]» (F1L) créé en 2002 par Christine Develotte. Ce projet met, chaque année, en relation des tuteurs de Français Langue Étrangère (FLE) d’Université Française avec des apprenants de FLE d’Université étrangère. L’objectif de ces échanges est double : « pour les Français : en tant que futurs enseignants, avoir de vrais apprenants pour tester leurs idées de tâches multimédias et la communication en ligne ; pour les apprenants de FLE : être en contact avec la culture française actuelle par la médiation de jeunes Français » (Description du projet en page d’accueil du site web F1L). Des recherches en Didactique ont précédemment vu le jour au sein de ce projet (notamment les Thèses de Doctorat de Drissi, 2011 ; Vincent, 2012 ; Nicolaev, 2012 ; Codreanu, 2014 sous la direction de Christine Develotte).

Néanmoins, d’une part notre recherche ne s’inscrit pas dans le domaine de la didactique, d’autre part la spécificité de l’édition 2012-2013 qui fait ici l’objet de notre recherche repose sur la symétrie de statut des étudiants de part et d’autres de l’échange ; il ne s’agit plus de tuteurs et apprenants, tous interagissent en qualité de futurs enseignants de FLE. Les participants à cette édition suivent le cours de Christine Develotte « Didactiques des langues : théories et pratiques » en Master 2 Sciences du Langage à l’ENS de Lyon pour le côté français et le cours de Richard Kern « French for Future Teachers of the Language » à l’Université de Berkeley pour le côté étasunien.

Les interactions entre les participants se déroulent à distance par écran, en trinôme (un étudiant de Lyon pour deux étudiants de Berkeley ; les premiers étant deux fois moins nombreux que les derniers). Il s’agit en premier lieu de se rencontrer et faire connaissance en postant un message de présentation de soi sur un forum dédié (Bspace[2]) avant de converser par tchat (Bspace) pour enfin interagir par visio (Skype) une fois par semaine pendant six semaines. Au cours de ces séances de visio, les étudiants se proposent mutuellement des activités de didactique de FLE préparées en amont et soumises à discussion évaluative – notamment sur la qualité, la pertinence, l’intérêt, etc.

Rappelons cependant que les activités didactiques des participants ne font pas l’objet de notre recherche. Notre intérêt se porte sur l’événement de la rencontre et la construction intersubjective des identités et de la relation interindividuelle.


forumBspace Forum Bspace (plateforme de UC Berkeley)

tchat_bspace_A Tchat Bspace (plateforme de UC Berkeley)

ecran_visio_ens_A Visioconférence Skype (écran côté ENS de Lyon)

 

ecran_visio_ucb_A Visioconférence Skype (écran Côté Berkeley)


Les interactions ont lieu au sein des deux universités ; dans un laboratoire de langue à Berkeley et dans des salles de classe à Lyon. Au cours de la séance, chaque étudiant se connecte à un poste et interagit avec son trinôme. En France, nos participants ne portaient pas de casque afin de permettre l’enregistrement audio des conversations via les ordinateurs. Pour ces mêmes raisons, du côté de l’ENS nous tentions autant que possible de ne pas installer plus de deux ou trois étudiants dans la même salle.

OffscreenENS1 Interactions en salle de réunion (Séance de Visio – côté ENS)

OffscreenENS3 Interactions en salle informatique (Séance de Tchat – côté ENS)

OffscreenUCB2 Interactions en Laboratoire de langues (côté Berkeley)

OffscreenUCB1 Interactions en Laboratoire de langues (côté Berkeley)


Ainsi des contraintes d’espace et de temps s’appliquent aux interactions qui se déroulent au sein des séances de didactique. À ces exigences spatio-temporelles, s’ajoute celle de la langue d’interaction. Les participants ne partageant pas la même langue première, il leur revient d’opérer un choix de langue d’interaction. Et la ou les langue(s) parlée(s) durant l’interaction sont « souvent traitées de manière tacite en ouverture, dans leur usage dans les salutations ou les premiers mots de la réunion; elle(s) peu(ven)t aussi faire l’objet d’une annonce explicite et d’une négociation » (Mondada, 2011 : 52). Il apparaît au cours du rituel d’ouverture que l’ordre interactionnel qui les régit reste un accomplissement pratique in situ, devant être incarné, adopté, mis en œuvre dans des conduites situées et pouvant être à tout moment rediscuté par les participants (Ibid.). Les choix de langue en ouverture d’interaction en contexte plurilingue ne sont donc pas anodins.

L’échange Lyon-Berkeley s’inscrivant dans la didactique du FLE, ce choix sera principalement celui du français, impliquant que les étudiants de Berkeley s’expriment en langue étrangère. Nous ne pouvons pour autant définir objectivement la situation comme exolingue. Le terme exolingue renvoie aux situations de communication où « les divergences entre les répertoires linguistiques respectifs des interlocuteurs apparaissent comme constitutives du fonctionnement de l’interaction, c’est-à-dire lorsque le recours à des procédés d’ajustement réciproque, d’auto/hétéro-facilitation, etc., devient un trait saillant de la communication » (De Pietro, 1988 : 71). Le terme endolingue renvoie, au contraire, aux situations de communication où « les divergences codiques ne représentent plus une donnée pertinente dans la gestion du discours, autrement dit lorsqu’elles ne sont plus perçues comme significatives par les participants à l’événement langagier (Ibid.). En outre, l’interaction peut être unilingue (si elle ne comporte aucun élément qui appartienne explicitement à une autre langue) ou bilingue (si apparaissent des changements de langue et des marques transcodiques). De là, De Pietro propose le schéma suivant (les nombres renvoyant à quatre « formes de communication prototypiques » : (1) endolingue/unilingue (2) exolingue/unilingue (3) exolingue/bilingue (4) endolingue/bilingue).

Exolinguisme_DePietro Typologie des situations de contact linguistique (De Pietro, 1988 : 72)

Cette typologie doit être conçue comme dynamique dans la mesure où la situation de communication vécue par les interactants est toujours susceptible d’être modifiée, négociée tout au long de l’interaction (Ibid.). Nous ne pouvons donc qualifier les situations d’interaction entre nos participants a priori mais seulement dans l’analyse de leurs interactions.

1.2       Cadre participatif des interactions analysées

Le contexte précédemment décrit préfigure d’un cadre participatif (Goffman, 1987) complexe et dynamique. En effet, si l’on s’intéresse à un participant de Lyon menant des interactions en ligne avec des participants de Berkeley de la première à la dernière séance du second semestre, on notera que ses productions verbales s’inscrivent dans un cadre particulier. Lors de la première séance, ce locuteur produit un court texte écrit de présentation de soi destiné à des participants ratifiés[3] mais non précisément identifiés (les étudiants de Berkeley) et à des participants non ratifiés mais acceptés (les enseignants et autres étudiants de Lyon qui ont tous accès aux productions écrites sur le forum). Ce locuteur reçoit en retour des réponses écrites des personnes intéressées par sa présentation. Parallèlement ce même locuteur devient interlocuteur lorsqu’il lit les présentations écrites par les étudiants de Berkeley.

Au cours de la seconde séance, des tchat room (salle de discussion en ligne) sont créées au nom de chacun des étudiants de Lyon. Les étudiants de Berkeley peuvent se rendre dans la tchat room de leur choix. L’étudiant de Lyon n’a donc pas connaissance du cadre participatif dans lequel s’inscrira son interaction quasi-synchrone écrite. L’ensemble des étudiants de Berkeley est donc ratifié mais seuls ceux qui rejoignent la tchat room du locuteur peuvent être adressés. Notons que les étudiants de Berkeley peuvent changer de tchat room à tout moment. Le cadre participatif est donc particulièrement dynamique. Par ailleurs les enseignants se rendent dans les tchat room uniquement pour observer, ils sont alors des intrus acceptés dans l’espace perceptif. Mais ces derniers sont néanmoins ratifiés dans l’interaction et leur présence conditionne nécessairement les productions verbales écrites des interactants.

Enfin, lors des séances suivantes, par visio, les étudiants de Lyon interagissent en trinôme avec les étudiants de Berkeley avec lesquels des affinités se sont créées au cours des deux séances initiales. Le cadre participatif peut paraître plus classique : trois participants ratifiés et plus ou moins adressés tout au long de l’interaction. Reste que les trinômes ne sont pas seuls mais au milieu des autres étudiants dans une salle de classe, les productions verbales des locuteurs sont donc potentiellement entendues par des épieurs non ratifiés.

De surcroît toutes ces séances se trouvent enregistrées et constituent notre corpus de recherche, additionnant par là d’autres participants a posteriori.

La présence d’un surdestinataire (Bakhtine, 1979 : 336) est donc constante. Ce « tiers virtuellement présent dans l’interaction verbale et qui se superpose au destinataire » (Maingueneau, 2002 : 6), qu’il soit l’enseignant, les autres participants, le locuteur lui-même, dans le présent ou le futur, influence nécessairement les productions verbales des interactants. De même notre présence dans ce cours n’est pas sans influence. En effet, dans le cadre d’une démarche ethnométhodologique, nous avons fait le choix d’une observation participante nous permettant de connaître au mieux le contexte des interactions ainsi que les participants à ces interactions. Par ailleurs, au cours de l’édition précédente du « Français en première ligne » (2011-2012), nous avons nous-même expérimenté ce cours de didactique et la rencontre avec des étudiants de Berkeley. Et en cette nouvelle édition (2012-2013) nous nous sommes rendue présente à toutes les séances d’interactions, non seulement pour le recueil de données, mais également afin d’assister les participants sur le plan technologique et éventuellement remplacer les participants en cas d’absence. L’intérêt de notre démarche repose sur le fait que :

« L’observation participante implique de la part du chercheur une immersion totale dans son terrain, pour tenter d’en saisir toutes les subtilités, au risque de manquer de recul et de perdre en objectivité. L’avantage est cependant clair en termes de production de données : cette méthode permet de vivre la réalité des sujets observés et de pouvoir comprendre certains mécanismes difficilement décryptables pour quiconque demeure en situation d’extériorité. En participant au même titre que les acteurs, le chercheur a un accès privilégié à des informations inaccessibles au moyen d’autres méthodes empiriques. »

(Soulé, 2007 : 128).

Il s’agit dans notre cas d’une « observation participante ouverte, transparente et déclarée » (Ibid.) : les participants ont été informés de notre statut et de nos recherches avant le début des interactions. L’effet de notre présence dans la classe ainsi que des dispositifs d’enregistrements (cf. Infra) ne peut être sous-estimé. Se pose en effet, le problème du « paradoxe de l’observateur » selon lequel « the aim of linguistic research in the community must be to find out how people talk when they are not being systematically observed; yet we can only obtain this data by systematic observation.» (Labov, 1972 : 209). Néanmoins comme expliqué précédemment, le cadre participatif est si complexe que notre présence n’est, nous semble-t-il qu’une variable supplémentaire dans ces interactions déjà particulièrement médiatisées et observées par nature. Les données récoltées n’en demeurent, à notre sens, pas moins « authentiques » en ce qu’elles ont autant de valeur que celles de toute autre situation d’interaction. Nous pourrions plus justement parler de « participation observante », i.e. l’utilisation par le chercheur de ses « compétences sociales quotidiennes simultanément pour expérimenter et observer les interactions, les siennes comme celles des autres, au sein de configurations sociales diverses » (Tedlock, 1992 : 13). Enfin, notre connaissance personnelle de certains des participants à l’ENS de Lyon – collègues au sein de notre Laboratoire de Recherche – et de l’enseignante du cours de didactique de Lyon a participé de notre intégration sur ce terrain de recherche.


[1] http://fle-1-ligne.u-grenoble3.fr/

[2] Plateforme numérique de l’Université de Berkeley

[3] Un participant ratifié est un individu auquel on attribue un statut officiel de participant à la rencontre (Goffman, 1987).


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