Façade et décor, une scénographie hybride
L’importance de ces définitions de contexte résident dans la multiplication des décors et façades dans ces interactions numériques à distance. En effet, chaque locuteur possède ses propres façade et décor physiques. Mais ces derniers ne sont pas directement accessibles par l’interlocuteur. Décor et façade se trouvent pourtant nécessaires à la définition de la situation d’interaction et l’adéquation des attitudes et propos. La restitution d’éléments de décor et façade se réalise conjointement par l’outil et l’usager, et est subordonnée aux affordances. Le locuteur produit physiquement des activités langagières multimodales qui sont en partie retransmises par l’outil à l’interlocuteur. Les éléments apparaissant à l’écran de l’interlocuteur se définissent comme des « indices », au sens de Peirce (1903). Ce sémiologue distingue en effet plusieurs rapports que le signe entretient avec son objet (ils ne s’excluent pas nécessairement) :
- L’Indice : signe qui fait référence à l’objet qu’il dénote. L’indice est réellement affecté par cet objet, il en est le signe immédiat. L’indice est une expression directe de l’objet manifesté. Il a alors nécessairement certaines qualités en commun avec cet objet. (Empreinte de pas, fumée, action du vent sur une girouette).
- L’Icône : signe qui fait référence à l’objet qu’il dénote par les caractères qu’il possède, par une similarité qualitative ou ressemblance. L’icône ressemble à l’objet et en est utilisé comme le signe.
- Le Symbole : signe qui se réfère à l’objet qu’il dénote par une loi, une association d’idées. Le symbole ne représente pas l’objet. Le lien entre le symbole et son objet tient de la connaissance par l’interprétant de la règle qui le régit.
Les productions verbales et posturo-mimo-gestuelles apparaissant à l’écran des interactants sont de l’ordre de l’indice en ce que ces éléments numériques sont induits par une activité physique de l’usager.
Afin de sortir de la dichotomie physique-numérique et mieux appréhender leur interrelation et hybridation, nous qualifions les façades et décors physiques de primaires en ce qu’elles sont préalables à toute activité en ligne. Nous proposons le schéma illustratif suivant :
RP_Im1: Façade et décor en interaction numérique
Chaque locuteur impliqué dans l’interaction numérique à distance se trouve dans son propre décor primaire et son corps physique constitue sa façade primaire. L’écran fait alors figure de décor secondaire sur lequel apparaissent les façades secondaires – reflet des façades primaires – du locuteur et de son interlocuteur. Les décors secondaires peuvent être plus ou moins personnalisés en fonction des affordances. Les façades secondaires révèlent peu ou beaucoup des façades primaires selon le mode interactionnel et l’usage qu’en font les interactants.
RP_Im2: Expression des façades et décors en interaction numérique
L’expression des façades se réalise au moyen d’éléments voco-posturo-mimo-gestuels (VPMG) émis physiquement par les façades primaires. Cette VPMG physique[1] peut être indicée à l’écran ou non, toujours selon les affordances. Il en va de même des composants de décor (CD) physiques qui entourent les interactants. Certains d’entre eux sont indicés à l’écran (par exemple en fonction du champ de la webcam en interaction vidéo). Toute VPMG indicielle est induite par une VPMG physique tandis que toute VPMG physique n’induit pas nécessairement une VPMG indicielle (par exemple les a-tours apparaissant sur le tchat sont un indice de l’activité physique de taper sur le clavier, mais un geste énonciatif émis hors champ de la webcam en interaction vidéo n’est pas indicé à l’écran).
Il appartient alors aux interactants d’indicer au moyen de l’outil numérique les éléments physiques de façades et décors pertinents dans l’interaction. Ces indices technico-corporellement construits participent de l’émergence d’une « scénographie » commune et la définition de la situation d’interaction dans laquelle les interactants se trouvent engagés. Nous empruntons le concept de scénographie à Maingueneau (2014) qui définit tout d’abord la scène comme référant tant à un cadre qu’à un processus ; la scène est « à la fois l’espace bien délimité sur lequel sont représentées les pièces et les séquences d’actions, verbales et non verbales, qui investissent cet espace » (Maingueneau, 2014 : 123). La mise en scène d’une énonciation constitue alors sa « scénographie » (Ibid. : 129). Cette scénographie est construite par les énonciateurs à travers leur énonciation. Et il apparaît qu’au cours de l’interaction par écran, les interactants doivent collaborer dans l’émergence d’une scénographie hybride, physico-numérique, impliquant façades et décors primaires et secondaires.
[1] « qui a trait à la matière, à la nature, aux corps en général, à la réalité matérielle perceptible par les sens ou qui peut être observé objectivement » (CNRTL)