Processus identitaire

1       Processus identitaire en interaction numérique

1.1       La construction des identités

L’analyse des présentations écrites initiatives a révélé des spécificités dans la construction de la définition de soi à autrui. Ces présentations tiennent en effet de la sélection des informations identitaires perçues comme pertinentes au sein d’un ensemble d’informations identitaires potentielles. Les locuteurs ne peuvent exposer leur « biographie » (Goffman, 1975) complète sur le Forum, ils doivent opérer des choix. Nous avons constaté que ces choix relèvent en premier lieu de champs d’information (parcours géographique, professionnel, centre d’intérêts, etc.). De nouveau l’ensemble de ces champs n’est pas entièrement développé dans la présentation de soi. Une nouvelle sélection se produit en effet en second lieu ; les locuteurs déterminent les éléments à communiquer au sein de ces topics. Cette attribution identitaire auto-initiée est numériquement transmise et en attente de réception par les interlocuteurs. La réception par autrui fait alors suite à la sélection et à l’expression par soi. Mais la réception des informations identitaires par autrui ne suffit à confirmer l’élément identitaire exprimé. C’est la ratification de la part de l’interlocuteur qui réduit la distance entre identité pour soi et identité pour autrui. Cette ratification peut prendre la forme d’une hétéro-reprise ou d’un énoncé interrogatif. Ce dernier a la double fonction de ratifier l’information identitaire sur lequel il porte et de solliciter d’autres éléments identitaires liés.

Il apparaît que l’identité ne passe pas seulement par les deux modes présentés par Goffman (1975) : du virtuel au réel. Les quatre états observés – sélectionné, exprimé, reçu, ratifié – nous semblent renvoyer au quadrivium ontologique développé par Lévy (1998). Ce dernier distingue potentiel, réel, virtuel et actuel. Les deux premiers tiennent de la substance et les deux derniers de l’événement. Les deux substances, potentiel et réel, se distinguent en ce que l’une est latente (potentiel), l’autre est manifeste (réel). Il en va de même pour les deux événements dont l’un est latent (virtuel) et l’autre est manifeste (réel).

RP_Im3_quadriviumonto

RP_Im3: Quatre modes d’êtres (Lévy, 1998)

La substance latente qui insiste, le potentiel, renvoie dans notre analyse à l’information identitaire se trouvant dans la biographie de l’individu, en attente de sélection. L’événement latent, le virtuel, est l’expression de cette information qui va la faire exister. L’identité virtuelle existe en puissance. Le virtuel se définit comme un « hors-là », en ce sens qu’il consiste à exister – du latin sistere, être placé, et du préfixe ex, hors de – son essence est dans la sortie (Serres, 1994). L’identité virtuelle s’associe à l’expression de soi, il s’agit de prendre existence à l’écran pour se manifester à autrui. Cette énonciation identitaire arrive, elle s’actualise quand l’événement de son expression devient manifeste à autrui. Enfin, l’identité devient réelle dès lors qu’elle subsiste, qu’elle est une substance manifeste. Notons que s’opère ici un renversement de mode ontologique entre le cadre théorique développé par Goffman dans son étude des stigmates (1975) et notre nouvelle proposition théorique issue de notre analyse de rencontre par écran. Dans le cadre de notre étude, l’identité virtuelle relève de l’identité pour soi et l’identité réelle de l’identité pour autrui et non l’inverse.

 

RP_Im4_processuscoidRP_Im4: Processus de co-identification en interaction

Reste que, dans ce processus de co-identification, ce n’est pas l’identité dans son ensemble qui passe par ces modes ontologiques mais chaque information identitaire. En outre, cette terminologie « information identitaire », « information sociale », « information personnelle », « signe », (Goffman, 1975) nous semble inadaptée à la situation. D’une part, il est particulièrement complexe d’opposer « social » et « personnel », cette distinction tient de la subjectivité de celui qui émet l’information et de celui qui la reçoit. D’autre part, l’information est ce qui est véhiculée par le signe mais il est difficile de dissocier l’un et l’autre. Aussi la notion d’ identème proposée par Neyraut (2008) nous semble plus appropriée. Neyraut définit l’identème comme « la plus petite unité significative d’une identification dont elle représente à la fois le substrat et la fin » (2008 : 173). Le signe et l’information qu’il transmet constituent l’identème. Nous précisions que la sélection de ces identèmes se réalise au sein de champs. Nous proposons donc de les qualifier de champs identémiques.

Afin de co-construire leurs identités en interaction, il revient aux interactants de transmettre des éléments de leur histoire personnelle et sociale. Ces éléments sont sélectionnés comme autant de biographèmes, ces « points de passage obligé dans une biographie »[1]. Pour Roland Barthes, à l’origine du concept, les biographèmes relèvent de vies « réduites à quelques détails, quelques goûts, à quelques inflexions » (1971 : 706). Aussi réducteurs soient-ils, les biographèmes constituent une entrée en matière identitaire indispensable aux prémices de la rencontre. Ils sont ici transmis verbalement. Mais notre analyse des interactions asynchrones à synchrones a par ailleurs révélé que l’identité de chacun des locuteurs impliqués n’était pas seulement transmise par le contenu des émissions verbales (textuelles ou orales) mais également par les actes et relationèmes. La connexion en ligne, l’engagement ou le désengagement dans l’interaction, l’acte de requête de contact, l’acte d’acceptation, l’acte d’appel, le dévoilement de soi à l’écran, la gestion de son apparition, etc. sont autant d’ « actèmes »[2] de manifestation de soi, de prise d’existence en ligne et d’affirmation identitaire. Il en va de même des relationèmes tels que les formes nominales d’adresse, la distribution des tours initiatifs, la quantité de parole, les positions dans l’interaction, les choix de langue. Ainsi, les définitions identitaires dans l’interaction se construisent au moyen de trois types d’identèmes :


  • Le biographème : escale dans le parcours biographique
  • Le relationème : « unité qui peut être envisagée à la fois comme un marqueur (qui indique l’état de la relation à un instant T) et un opérateur (qui permet aux participants de reconstruire en permanence cette relation) » (Kerbrat-Orecchioni, 2005)
  • L’actème : la plus petite unité d’acte opérant les identités et relations. [3]

Ces identèmes participent autant de la construction des identités et relations que de leur expression. Les locuteurs sélectionnent au sein de champs biographiques, relationémiques et actémiques, les identèmes (biographèmes, relationèmes et actèmes) qui seront exprimés. Et il appartient à leurs interlocuteurs de les actualiser et réeliser ou de les négocier. L’ensemble de ces champs identémiques potentiels forme donc, à notre sens, plus qu’une biographie, une matrice identitaire, en ce sens que le potentiel tient de « la sélection d’une entité disponible dans un ensemble logiquement fermé et numériquement fini d’éléments simplement stockés en mémoire » (Lévy, 1998).

RP_Im5_identempotentielmatrice

RP_Im5: Identèmes potentiels au sein de la matrice identitaire

Il est possible, pour exemple, d’illustrer le traitement fait des identèmes exprimés par Émilie et traités par Jenna au début de la rencontre, comme suit :

Matrice_Elise_illustration_resultat

RP_Im6: Co-construction de l’identité d’Émilie en interaction avec Jenna (instant T : forum)

Émilie s’est auto-attribuée une identité pour soi à partir de la virtualisation (expression) des biographèmes « vit à Lyon » et « a vécu dans le sud de la France » au sein du champ biographique du parcours géographique. Ce premier identème a été actualisé par Jenna qui l’a reçu en lisant le message mais n’a pas été réelisé contrairement à ce second biographème qui a été réelisé par une hétéro-reprise. Le même traitement est fait des biographèmes de centre d’intérêt : « Analyse des interactions » est exprimé et ratifié contrairement à « goût pour les USA » qui n’est qu’actualisé mais pas repris dans l’interaction. Nous notons par ailleurs que la relation est marquée par la langue d’interaction choisie par Émilie – le français – pour qui elle est une langue première. Ce choix de langue est actualisé et réelisé par Jenna qui poursuit la communication dans cette langue étrangère pour elle. Enfin l’actème de contact avec l’interlocutrice est actualisé par la lecture de la présentation identitaire d’Émilie par Jenna et réelisé par la réponse de cette dernière au message. C’est la poursuite de la rencontre qui va permettre aux locutrices de poursuivre les étapes de réelisation de l’identité, expression d’identèmes supplémentaires, et de réduction de la distance entre identité pour soi et identité pour autrui.

Par ailleurs les identèmes ne sont pas nécessairement exprimés uniquement par le locuteur. Dans la mesure où il s’agit ici d’une interaction interindividuelle numérique, l’interlocuteur et l’outil joue également un rôle dans l’attribution des identités et relations. En début de rencontre, Jenna signait « Amicalement » en réponse au message d’Émilie, auto-attribuant au deux locutrices un type de relation spécifique. Shalini attribuait à Émilie l’identème « analyse des interactions de classe », identème qui a été rejeté par Émilie dès l’a-tour suivant. En outre la plateforme Bspace attribuait des identèmes de nom typographiés en couleur non modifiables et inscrits automatiquement en début de chaque tour sur le tchat. Les actèmes se trouvaient également indicés par les métadonnées indiquant par exemple les dates et heures d’émission des énoncés. Enfin la requête de contact sur Skype a été co-exprimée par Jenna et Skype (clique sur « Add as a contact » par Jenna et message « Hi, etulyon3 I’d like to add you as a contact » pré-rédigé par la plateforme). Ainsi les états des identèmes ne tiennent pas seulement de l’expression par soi et la ratification par autrui mais font l’objet d’une collaboration entre Soi, Autrui et l’outil.

RP_Im7_processuscoidnum

RP_Im7: Processus collaboratif de co-construction identitaire en interaction numérique

Le processus d’expression des biographèmes, relationèmes et actèmes peut être auto-initié par le locuteur ou hétéro-initié par l’interlocuteur et/ou la plateforme. Et dans ces interactions numériques, la plateforme tend à indicer virtualisation, actualisation et réelisation par la génération de métadonnées. L’outil numérique prend donc également part à la construction des identités en ligne.

1.2       Sélection des identèmes

Au sein de la matrice identitaire des identèmes doivent être sélectionnés pour être exprimés à autrui et définir des identités situationnelles. Les identèmes sélectionnés tendent à être perçues comme pertinents dans la situation d’interaction par le locuteur qui les exprime. Notre analyse a révélé trois principaux fondements sous-jacents à la sélection : les maximes conversationnelles, les besoins identitaires, l’homophilie sociale.

Les identèmes sont exprimés dans le cadre d’une interaction interindividuelle à distance au sein d’un espace-temps spécifique. L’espace-temps intersubjectif d’expression des locuteurs est limité. Aussi, leur contribution doit-elle respecter le principe de coopération (Grice, 1979 : 93) indiquant « que votre contribution à la conversation soit, au moment où elle intervient, telle que le requiert l’objectif ou la direction acceptée de l’échange verbal dans lequel vous êtes engagé ». Ce principe implique le respect de quatre maximes :


  • Maximes de quantité : Que votre contribution soit aussi informative que nécessaire. Que votre contribution ne soit pas plus informative que nécessaire.
  • Maximes de qualité : Ne dites pas ce que vous croyez être faux. Ne dites pas ce que vous n’avez pas de raisons suffisantes de considérer comme vrai.
  • Maxime de relation : Soyez pertinents.
  • Maximes de manière : Évitez de vous exprimer de manière obscure. Évitez l’ambiguïté. Soyez bref. Soyez ordonné.

 

L’on remarque en effet, notamment dans la présentation de soi sur Forum, que les définitions identitaires ne s’expriment qu’en quelques mots et qu’une relative homogénéité dans la longueur de message peut être constatée. Une règle implicite semble indiquer que les locuteurs ne doivent en dire ni trop ni pas assez. Cette règle implicite renvoie à la maxime de quantité. De surcroît, les énoncés ne pouvant être trop longs dans cet espace-temps intersubjectif limité, les locuteurs doivent restreindre le nombre d’identèmes exprimés. Il s’agit donc de n’émettre que les identèmes pertinents dans la situation d’interaction, ce qui renvoie à la maxime de relation. La maxime de manière semble la moins aisée à maitriser en ce que les modes interactionnels utilisés (forum, tchat, vidéo) complexifie tant la régulation des productions langagières par les interlocuteurs que l’usage des diverses modalités posturo-mimo-gestuelles constitutives de l’interaction de face-à-face présentielle. Enfin, en terme de qualité, si l’absence physique et la méconnaissance initiale des locuteurs pourraient entrainer des identités fictives, la maxime de qualité semble respectée par nécessité contextuelle. Le contexte universitaire de l’interaction impose implicitement des interactants qu’ils ne se créent pas d’identèmes fictifs. Les constructions identitaires relèvent donc des maximes de ce que l’on pourrait nommer ici non seulement un principe de coopération mais au-delà un principe de co-identification.

La sélection des identèmes tient également des besoins inhérents au processus identitaire: besoin d’existence (être visible aux yeux d’autrui), besoin d’intégration (être reconnu comme membre d’un groupe), besoin de valorisation (être jugé positivement), besoin de contrôle (maîtriser l’image que l’on donne de soi), et le besoin d’individuation (être distingué des autres) (Lipiansky, 1993 : 33). Et la satisfaction de ces besoins se réalise autant par soi pour soi que par autrui pour soi. Au cours de la rencontre, les locuteurs sont particulièrement attentifs au Face Work (Goffman, 1974), le ménagement des faces positive (« façade » : image positive que l’on s’efforce de donner de soi) et négative (« territoire » : corps, biens, espace privé, information intime, parole) de chacun. Les locuteurs participent à la satisfaction des besoins identitaires de leurs interlocuteurs par la production de Face Flattering Act et l’évitement – ou à défaut l’adoucissement – des Face Threatening Act. Ils contribuent effectivement l’un pour l’autre à la « maximisation des profits narcissiques » et la « minimisation des risques de blessures » (Lipiansky, 1993 : 33). Notons néanmoins que dès lors que les interactants dépassent le stade de la connaissance et de la reconnaissance, ils peuvent se permettre de prendre des risques avec les faces impliquées, de prendre des libertés dans la relation (négociation conversationnelle, moquerie, etc.).

Enfin, nous avons constaté, dans cette rencontre à distance, l’effet de l’homophilie sociale – l’attirance pour la mêmeté chez autrui. Les participants sélectionnent leurs interlocuteurs en fonction des éléments identitaires qu’ils ont en commun. Ils expriment alors leur volonté de poursuivre une conversation portée sur un centre d’intérêt commun. Ils opèrent un « bonding » – formation de lien affectif, socialisation entre individus semblables (Putnam, 2000). En effet, bien que l’activité d’échange entre les participants de Berkeley et les participants de Lyon relève initialement du « bridging » – formation de lien affectif, socialisation entre individus dissemblables (Putnam, 2000), elle s’associe également au bonding. Aux identèmes émis par le locuteur initial, l’interlocuteur répond par des identèmes similaires ; des homo-identèmes. Les homo-identèmes sont perçus par les locuteurs comme les garants d’une relation interpersonnelle tangible.

Les trois principaux fondements sous-jacents à la sélection des identèmes, relationèmes et actèmes – maximes conversationnelles, besoins identitaires, homophilie sociale – se révèlent particulièrement emprunts d’intersubjectivité. La co-construction identitaire au cours de la rencontre numérique implique la prise en compte de tous les agents impliqués – Soi, Autrui, l’outil – et se concrétise multimodalement par les corps et artefacts.


[1] Encyclopédie Universalis

[2] Nous les nommons des actèmes sur la même construction morphologique que les identèmes et relationèmes.

[3] Nous proposons ces notions et définitions en relation avec l’identème et le relationème



Page précédente                                                                                                                      Page suivante