1 Méthodologie de restitution et analyse des données
Une fois, récoltées, numérisées, montées et enrichies, nos vidéos sont visiblement apparues incompatibles à un mode de restitution traditionnel. Aussi avons-nous cherché à accorder ce nouveau format de corpus à un mode adapté, dynamique et accessible : le web. Il a également été inévitable d’adapter notre méthodologie d’analyse à ce type de corpus, dans la continuité et non la rupture avec les disciplines existantes.
1.1 La restitution des données interactionnelles
Notre recherche portant sur des données audiovisuelles, leur mode de restitution ne pouvait être un manuscrit papier. Notre intérêt était double : trouver un mode de restitution fidèle aux données primaires – numériques multimodales – d’une part et à notre mode d’exploitation – vidéos enrichies – d’autre part. Aussi avons-nous opté pour le site web non pas seulement pour « héberger » la thèse et son contenu multimédia mais pour lui donner une articulation dynamique. La « thèse web » écarte la lecture linéaire et autorise le lecteur à naviguer à son gré au sein des diverses étapes de notre parcours de recherche.
Afin de restituer les données de corpus au sein de la thèse web, sans surcharger l’hébergeur par le poids de la centaine de vidéos HD, nous avons uploadé chacune des séquences sur le site Youtube en créant une chaîne privée. Le réglage de confidentialité choisie pour chaque vidéo n’est pas public pour éviter une diffusion trop large de nos données hors contexte, ni privé – configuration ne permettant pas l’intégration sur le site web. Nous avons choisi le mode intermédiaire, à savoir le mode non-répertorié (les vidéos ne sont ni répertoriées ni suggérées par Youtube et leur accès n’est possible qu’en obtenant leur lien internet).
Ainsi notre choix d’exploitation, restitution et diffusion des données, par la thèse web, s’inscrit dans le champ des « Humanités Numériques » définies sous trois points dans le « Manifeste des Digital Humanities »[1] :
- Le tournant numérique pris par la société modifie et interroge les conditions de production et de diffusion des savoirs.
- Pour nous, les digital humanities concernent l’ensemble des sciences humaines et sociales, des arts et des Lettres. Les digital humanities ne font pas table rase du passé. Elles s’appuient, au contraire, sur l’ensemble des paradigmes, savoir-faire et connaissances propres à ces disciplines, tout en mobilisant les outils et les perspectives singulières du champ du numérique.
- Les digital humanities désignent une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des sciences humaines et sociales.
Il s’agit donc pour nous d’intégrer le numérique dans l’ensemble de notre parcours théorique et empirique d’appréhension des modalités de l’intersubjectivité en interaction, autant dans notre objet de recherche que dans son analyse et sa restitution aux lecteurs.
1.2 L’analyse des données interactionnelles
Ancrée dans le domaine des Sciences du Langage, notre recherche concerne la co-construction langagière de l’identité et de l’altérité. Elle s’inscrit plus précisément dans une approche interactionniste « reposant sur l’étude des pratiques en situation, c’est-à-dire sur la façon dont les participants à une interaction mettent en œuvre des ressources variées pour accomplir leurs activités sociales » (Traverso, 2014 : 137). Nous cherchons à analyser les ressources langagières par lesquels les participants co-construisent les identités et relations impliquées dans la rencontre. Les identités ne peuvent être perçues « comme un « extra-linguistique » se situant en dehors du langage mais comme étant imbriquées dans la séquentialité de l’action ainsi qu’avec une multitude de ressources sémiotiques » (Greco & Mondada, 2014 : 20). Néanmoins, cette rencontre se déroulant à distance et par écran, ces ressources se révèlent de nature multimodale et autant physique que numérique. De surcroît, la co-construction des identités et relations interindividuelles est corrélée à une co-construction de l’espace-temps interactionnel. Les interactants à distance doivent faire émerger un environnement de production langagière dans lequel prendre existence et sans lequel l’interaction ne pourrait avoir lieu.
Aussi, notre étude ne peut-elle se suffire d’une analyse linguistique bien que multimodale. En effet, si le domaine de la linguistique concourt à l’étude de la construction langagière de l’identité en interaction, au-delà l’appui de la phénoménologie nous permet d’appréhender les dimensions phénoménale et intersubjective de la manifestation de soi et de la prise d’existence à l’écran. Notre proposition d’une analyse interdisciplinaire linguistique et phénoménologique de l’identité et l’altérité en interaction numérique, se justifie par l’idée selon laquelle dès lors que l’Homme « se sert du langage pour établir une relation vivante avec lui-même ou avec ses semblables, le langage n’est plus un instrument, n’est plus un moyen, il est une manifestation, une révélation de l’être intime et du lien psychique qui nous unit au monde et à nos semblables » (Goldstein, 1933 : 496). Il s’agit d’appréhender l’identité comme phénomène interactionnel à partir de l’expérience qu’en font les sujets. Ainsi l’approche interdisciplinaire nous permet d’apprivoiser tant la complexité de la notion d’identité que la complexité de ses modalités d’apparition. Une telle approche nous invite alors à consentir que « si nous réussissons à comprendre le sujet, ce ne sera pas dans sa pure forme, mais en le cherchant à l’intersection de ses dimensions » (Merleau-Ponty, 1945 : 470). Nous proposons pour cadre d’analyse, une démarche interdisciplinaire visant l’appréhension de la complexité du phénomène intersubjectif de co-construction des identités en interaction numérique.
En outre, notre choix de mettre en regard le domaine de l’analyse des interactions et celui de la phénoménologie repose également sur le lien épistémologique entre ces deux disciplines – la première étant l’héritière de la seconde. En effet, l’analyse interactionnelle de Sacks, Schegloff et Jefferson trouve ses origines dans l’ethnométhodologie de Garfinkel, et ce-dernier a été inspiré par la sociologie phénoménologique de Schütz et la phénoménologie de Husserl et Merleau-Ponty (Corcuff, 1981 ; Gullich, 1991 ; Angermüller, 2010 ; Berger & Luckmann, 2012 ; etc.). Analyse des interactions et phénoménologie sont donc intrinsèquement liées et nous entendons les faire communiquer ici afin d’appréhender la complexité de l’identité comme phénomène interactionnel.
Ainsi pour chaque interaction, nous procéderons, dans un premier temps, à une analyse interactionnelle multimodale fondée sur l’étude de l’organisation séquentielle et la progression thématique des productions des interactants. En second lieu, dans une approche phénoménologique, nous chercherons à opérer une réduction éidétique (Husserl, 1929) – un retour aux essences – en adoptant une attitude transempirique.
De surcroît, notre parcours de recherche se fonde sur un aller-retour entre « etic et emic » (Pike, 1967). Un concept etic est défini par le chercheur indépendamment d’un contexte particulier et peut servir de fondement de la recherche quel que soit le terrain. Un concept emic repose sur l’expérience des participants à la recherche et est reconstruit par le chercheur (Hahn, Jorgenson & Leeds-Hurwitz, 2011). Notre intérêt se fonde sur l’articulation des deux approches :
« A linguist, or more generally, any researcher, begins with knowledge of a phenomenon, whether it is language or something else, understanding how that phenomenon appears in at least one culture, the researcher’s own, but more often, with a sense of the range of phenomena across several cultures. That’s the first etic stage, or etic-1. Then, the researcher investigates a new culture, documenting the phenomenon in that one, working out a complete description of it within that context. That’s the emic. Then, the researcher compares what was learned in that context with what is known of other contexts, other cultures, returning to the etic level, or etic-2, revising it based on what was learned in the new culture. This works in the same way for cultures, sub-cultures, domains, classrooms, communities of practice, etc., because the issue is the inside/outside dichotomy, not the size or purpose of the group. »
(Hahn & al, 2011 : 146).
Il s’agit pour nous en l’occurrence d’effectuer un aller-retour entre les théories existantes en analyse des interactions et en phénoménologie dans le domaine de la co-construction des identités (etic) et les données empiriques de notre corpus d’étude d’interactions numériques (emic). Entre analyse des interactions en présentiel et analyse des interactions numériques. Il ne s’agit pas pour autant d’une étude contrastive des modes d’interactions. Nous cherchons au contraire à appréhender les modalités par lesquelles les ressources physiques et numériques s’articulent.
Ayant présenté notre méthodologie, nous nous proposons d’initier le parcours théorique avant d’entamer un parcours empirique au sein duquel des allers-retours seront faits avec la théorie.
[1] Manifeste issu des journées du THATCamp Paris 2010 et en ligne