La co-construction de l’identité en interaction

Nous avons pu voir jusqu’ici ce dans quoi les sujets s’engageaient en entrant en relation avec l’altérité. Il nous a été possible de théoriser l’environnement technico-perceptif co-configuré par les participants à l’interaction numérique. Il nous semble désormais nécessaire d’appréhender les dimensions langagière et multimodales de la co-construction de l’identité dans l’interaction.

1        La co-construction de l’identité en interaction

La nature intersubjective de la construction identitaire a ainsi été révélée par la phénoménologie mettant en exergue autant le rôle de la parole que celui du corps dans une conception langagière, relationnelle et incarnée de l’identité. Husserl et Merleau-Ponty ont contribué à cette conception par l’introduction des notions d’intersubjectivité incarnée, d’expérience (inter)kinesthésique et d’intercorporéité (Greco & al., 2014 : 9). Néanmoins, bien que largement traitée en philosophie, la notion d’identité « reste un objet marginal en sciences du langage » ou « est traitée comme allant de soi : un objet constitutif du contexte des faits linguistiques mais rarement étudié et problématisé comme tel » (Ibid.). Pourtant, l’identité ne renvoie pas à un préconstruit ; c’est bien dans leurs pratiques quotidiennes que les individus construisent leurs identités, expriment autant ce qui les distinguent que ce qui les identifient aux autres, qu’ils incarnent leurs identités multiples et situées (Ibid.). Les identités se font et se défont au cours des interactions sociales dans les rapports aux autres par la mobilisation de moyens symboliques – ressources langagières et corporelles.

1.1       Les aspects multidimensionnels de l’identité en interaction

Afin de souligner l’aspect multidimensionnel de l’identité en interaction, Greco, Mondada et Renaud (2014) distinguent cinq dimensions constitutives des pratiques par lesquelles le langage est mobilisé pour produire de l’identité en interaction : la dimension indexicale, la dimension relationnelle, la dimension praxéologique, la dimension culturelle et la dimension multimodale. La dimension indexicale renvoie au rejet d’une vision essentialiste de l’identité qui serait stable et rappelle au contraire son caractère situé. Au cours de l’interaction, les acteurs sociaux manifestent leur appartenance à une ou plusieurs catégories en relation avec les contingences interactionnelles ; l’identité est produite dans la séquentialité de l’interaction. En ce sens, les catégories identitaires auxquelles les interactants font appel deviennent elles-mêmes un contexte (« identity as context » Zimmerman, 1998). La dimension relationnelle repose sur l’idée que la construction du je apparaît irréductiblement liée à l’autre, in praesentia ou in absentia. Il y a co-construction identitaire. Par dimension praxéologique, il est entendu que « c’est le « faire », les activités, qui produisent l’« être » » (Ibid. 15). Comme l’exprime la célèbre formule de Sacks « doing being ordinary », l’identité d’un individu même « ordinaire » ne repose pas sur une qualité intrinsèque, elle est au contraire « le produit d’un travail constant par et dans lequel le caractère “ordinaire” de l’identité et de l’action est identifié, décrit et construit par les participants » (Greco & al., 2014 : 15). Il ne s’agit pas, concernant la dimension culturelle, de considérer la culture comme déterminante et préexistante aux interactions. La culture fait au contraire l’objet d’une production, reproduction et transformation au cours des actions sociales ; elle est le produit des pratiques interactionnelles. Enfin la dimension multimodale de la construction identitaire en interaction rappelle que les ressources engagées dans les actions des interactants sont de nature multiple : syntaxe, lexique, prosodie, posture, mimique, geste, regard, etc.

Dans leur déploiement de ces cinq dimensions constitutives des pratiques langagières de l’identité en interaction, le recourt au terme de « catégorie » par Greco et al. n’est pas fortuit, il renvoie à la théorie des dispositifs de catégorisation de Sacks (1972, 1992). Il est en effet considéré que « c’est précisément dans et par les échanges quotidiens que nous catégorisons et que nous sommes catégorisés sans cesse et ce grâce au langage » (Galatolo & Greco, 2012 : 75). Au cours de leurs échanges, les interactants manifestent, de façon reconnaissable, qui ils sont, afin d’organiser de façon intelligible leur action et de permettre à leurs interlocuteurs de s’y ajuster. Les participants s’orientent vers les catégories permettant de s’identifier pour garantir l’ordre de l’interaction. (Mondada, 1999 : 24). Sacks, à l’origine du concept, parle de « Membership Categorization Devices » (MCD) ; des dispositifs de catégorisation articulés en collections de catégories (ex : « genre » est la collection qui regroupe les catégories « masculin » et « féminin »). Cette catégorisation des individus par les individus n’est pas laissée au hasard mais s’inscrit dans un « MIR device » (Membership Inference-rich Representative) (Sacks, 1992 : 41). Les dispositifs catégoriels mobilisés apparaissent particulièrement « liés aux pratiques incarnées et visibles des locuteurs ainsi qu’à leurs pratiques cognitives et interprétatives : ils sont « inference-rich », à savoir riches d’inférences et de significations induites » (Mondada, 2014 : 88). En outre, bien qu’un individu puisse être catégorisé en recourant à une infinité de collections, une seule collection est généralement perçue comme suffisante. D’autant plus si elle permet d’établir une dichotomie (« natif / non-natif », « riche / pauvre », « jeune / vieux »…) : c’est la règle d’économie qui repose sur le fait que la catégorisation ne revient pas à donner une description référentiellement exacte mais une description pertinente au vu du contexte et de l’activité en cours (Sacks, 1992 : 47). Les procédures de catégorisation permettent aux acteurs de s’identifier et d’identifier leurs partenaires et de rendre intelligibles les activités (Mondada, 1999 : 32).

1.2       Identité pour soi et identité pour autrui dans l’interaction sociale

Notons que les acteurs de l’interaction sociale se trouvent catégorisés par les autres autant qu’ils s’auto-catégorisent eux-mêmes. En effet si chaque individu est identifié par autrui, il peut cependant rejeter cette identification et se définir autrement (Dubar, 2002 : 109). Dans et par ses interactions avec les autres, l’individu est identifié et est conduit à endosser ou à refuser les identifications ainsi reçues (Ibid. : 110). Au cours de l’interaction, par des actes d’incorporation le locuteur exprime « quel type d’individu il veut être » – c’est l’identité pour soi – et par des actes d’attribution, les interlocuteurs cherchent à définir « quel type d’individu il est » – c’est l’identité pour autrui. Et il n’existe pas nécessairement de correspondance entre l’« identité prédicative de soi » et les « identités attribuées par autrui » (Ibid.). Le premier processus, l’incorporation de l’identité par les individus eux-mêmes, tient de ce que Goffman nomme les « identités sociales réelles » tandis que le processus d’attribution constitue une forme d’étiquetage duquel sont produites les « identités sociales virtuelles » des individus ainsi définis. Ainsi selon Goffman « Le caractère attribué à l’individu, nous le lui imputons de façon potentiellement rétrospective, c’est-à-dire par une caractérisation “en puissance” qui compose une identité sociale virtuelle, quant à la catégorie et aux attributs dont on pourrait prouver qu’il les possède en fait, ils forment son identité sociale réelle » (1963 : 12). Si l’identité pour soi renvoie principalement à la réalité subjective et réflexive de l’individu, l’identité pour autrui trouve sa source dans le souci qu’ont les autres de le définir (Ibid. : 127).

Dès lors, ces actes de co-construction identitaire mettent en lumière la dualité de la définition même de l’identité : identité pour soi et identité pour autrui se révèlent autant inséparables que liées de manière problématique. Inséparables en ce que l’identité pour soi apparaît corrélative de la reconnaissance d’autrui : « je ne sais jamais qui je suis que dans le regard d’Autrui » (Dubar, 2002 : 108). Problématique dans la mesure où « l’expérience de l’autre n’est jamais directement vécue par soi en sorte que nous comptons sur nos communications pour nous renseigner sur l’identité qu’autrui nous attribut et donc pour forger une identité pour nous-mêmes » (Laing 1961 : 29).

L’articulation entre ces deux transactions – attribution d’une identité pour autrui et incorporation d’une identité pour soi – constitue « la clé du processus de construction des identités sociales » (Dubar, 2002 : 111). Lorsque les résultats de ces deux transactions diffèrent, s’établit un désaccord entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui ; il en résulte des « stratégies identitaires » développées par les interactants dans le but de réduire l’écart entre les deux identités. Peuvent alors se produire des négociations identitaires dont le processus communicationnel est complexe et irréductible à un « étiquetage » d’identités prédéfinies. Les négociations identitaires « implique de faire de la qualité des relations avec autrui un critère et un enjeu important de la dynamique des identités » (Ibid. : 112).

1.3       L’identité comme narration de soi

L’idée selon laquelle les identités pour soi « ne sont rien d’autre que l’histoire que les individus se racontent sur ce qu’ils sont » (Laing, 1961 : 114) nous renvoie au concept d’identité narrative développé par Ricœur. Ce dernier perçoit une difficulté supplémentaire dans la notion d’identité, à savoir la confrontation entre deux usages majeurs du concept d’identité : d’une part l’identité comme mêmeté (latin : idem ; anglais : sameness), d’autre part l’identité comme ipséité (latin : ipse ; anglais : selfhood). L’ipséité n’est pas la mêmeté (Ricœur, 1990 : 140). La théorie narrative de l’identité vient alors déployer la dialectique concrète de l’ipséité et de la mêmeté :

« Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution : ou bien l’on pose un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses états, ou bien l’on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce sujet identique n’est qu’une illusion substantialiste. […] Le dilemme disparaît si, à l’identité comprise au sens d’un même (idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse) ; la différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité narrative. […] À la différence de l’identité abstraite du Même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie selon le vœu de Proust. […] L’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille ; de même qu’il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents […] de même il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées. […] En ce sens, l’identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire. » (Ricœur, 1985)

Aussi le personnage du récit ne constitue-t-il pas une entité distincte de ses expériences, de ses actions mais partage au contraire le régime de l’identité dynamique propre à l’histoire racontée. Dès lors le récit construit autant l’histoire racontée que l’identité du personnage, son identité narrative. De surcroit, Ricœur recourt au modèle actantiel de Greimas, pour souligner le lien intrinsèque entre intrigue et personnage, et souligne l’intérêt du terme d’actant pour personnage « afin de subordonner la représentation anthropomorphique de l’agent à sa position d’opérateur d’actions sur le parcours narratif » (Ricœur, 1990 : 173). L’identité narrative se construit dans l’action et pour Ricœur l’action est interaction et l’interaction, « compétition entre projets tour à tour rivaux et convergents » (Ibid.).

Si l’identité se raconte dans l’interaction, il apparaît par ailleurs que sa narration y est mise en scène par un « appareillage symbolique » (Goffman, 1973).

1.4       La mise en scène de l’identité dans l’interaction

Les rencontres forment le lieu de présentation de soi à l’autre. Goffman explique que « quand une personne se présente aux autres, elle projette, en partie sciemment et en partie involontairement, une définition de la situation dont l’idée qu’elle se fait d’elle-même constitue un élément important » (1973 : 229). Goffman dégage deux dimensions fondamentales dans la personnalité individuelle : l’acteur (artisan des impressions d’autrui, engagé dans d’innombrables mises en scènes quotidiennes) et le personnage (silhouette avantageuse destinée à mettre en évidence de solides qualités) (Ibid. : 238). Le personnage est tant le produit de l’individu que de la situation d’interaction et de l’interprétation des autres participants. La « façade » — appareillage symbolique — renvoie alors à « la partie de la représentation qui a pour fonction normale d’établir et de fixer la définition de la situation » (Goffman, 1973 : 29). La façade se constitue d’une part du décor et d’autre part de la façade personnelle. Le décor se caractérise par un environnement relativement stable comprenant « le mobilier, la décoration, la disposition des objets et d’autres éléments de second plan constituant la toile de fond et les accessoires des actes humains qui se déroulent à cet endroit » (Ibid.). La « façade personnelle » désigne quant à elle les éléments qui sont confondus avec l’individu (sexe, âge, attitude, mimiques,…). Certains de ces supports de communication sont relativement stables et ne varient pas d’une situation à une autre, alors que d’autres sont relativement mobiles et susceptibles d’être modifiés au cours même de l’interaction (Ibid. : 31). En outre, la façade personnelle se compose d’éléments d’apparence (dont la fonction est de révéler le statut de l’interactant) et d’éléments de manière (dont la fonction est d’indiquer le rôle que l’interactant compte jouer dans la situation présente). Les premières impressions sur les interactants sont fondamentales selon Goffman qui explique que « la projection initiale de l’acteur le lie à ce qu’il prétend être et l’oblige à rejeter toute prétention à être autre chose » (1973 : 19). Bien que des compléments et des modifications de cet état initial puissent se dessiner au cours de l’interaction, il est essentiel que ceux-ci se rattachent sans contradictions aux positions initiales prises par les participants.

Ainsi, lorsqu’un individu est mis en présence d’autres personnes, celles-ci mobilisent ou cherchent des informations à son sujet dans le but de contribuer à définir la situation de communication, prévoir ce que chacun en attend, savoir comment interagir. Si les participants ne connaissent pas l’individu, ils peuvent effectuer des postulats à partir de son apparence et sa conduite, des expériences passées, ce que l’individu dit de lui-même. Si au contraire ils le connaissent, ils peuvent prédire son comportement (présent et futur) en faisant l’hypothèse de la généralité et la persistance de ses traits psychologiques. L’acteur donne une expression de lui-même de laquelle les autres doivent retirer une impression (Goffman, 1973 : 11-12). C’est donc toujours à partir des représentations que les interlocuteurs se font l’un de l’autre — représentations fondées sur une connaissance préalable ou une impression immédiate — que se dessinera l’orientation de l’interaction (Lipiansky, 1993 : 32).

1.5       L’identité entre similitude et différence

Nous favorisons donc ici une conceptualisation dynamique et dialectique de l’identité qui s’apparente plus à un processus identitaire qu’à une entité stable et permanente (Gaulejac, 2002 : 175). Cette conceptualisation dialectique de l’identité renvoie au fait que le terme même est porteur d’une contradiction fondamentale : la similitude et la différence. Tout individu s’identifie tant par ce qu’il a de semblable à l’autre que par ce qui le distingue de cet autre. Aussi l’identité trouve-t-elle sa racine dans une dialectique entre similitude et dissemblance, singularité et altérité, individuel et collectif, unité et différenciation, objectivité et subjectivité (Ibid.). Il est possible de déterminer des besoins inhérents au processus identitaire: besoin d’existence (être visible aux yeux d’autrui), besoin d’intégration (être reconnu comme membre d’un groupe), besoin de valorisation (être jugé positivement), besoin de contrôle (maîtriser l’image que l’on donne de soi), et besoin d’individuation (être distingué des autres) (Lipiansky, 1993 : 33). Et la satisfaction de ces besoins se réalise au moyen de stratégies identitaires reposant sur la « maximisation des profits narcissiques » et la « minimisation des risques de blessures » (Ibid.). La satisfaction d’un même besoin identitaire peut donc être exprimée sous deux formes opposées (par exemple la recherche de la visibilité ou l’anonymat) (Ibid.). Le processus identitaire doit alors trouver son équilibre entre l’intentionnalité du sujet et les attentes de la société dans laquelle il s’inscrit.

Le sujet comme autrui est inséparablement institué et instituant dans la mesure où « je me projette en lui et lui en moi, il y a projection-introjection, productivité de ce que je fais en lui et de ce qu’il fait en moi, communication vraie par entraînement latéral : il s’agit d’un champ intersubjectif » (Jodelet, 2008 : 36). Rappelons que la notion d’autre – qui vient du latin alter – renvoie à une relation fondamentale avec la mêmeté : elle se définit par rapport à un même (personne, chose ou état). Si l’autre « se définit par rapport à un même, le même s’affirme autant relativement à l’autre qu’à soi » (Jodelet, 2005 : 11). Par ailleurs, Ricœur décline les notions d’identité et d’altérité sous trois types de relation : relation de soi au monde, relation de l’autre à soi, relation de soi à soi (1990 : 150).

Ainsi, l’identité se révèle être « le résultat à la fois stable et provisoire, individuel et collectif, subjectif et objectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation qui, conjointement, construisent les individus » (Dubar, 1991 : 113).


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