1 Réduction éidétique de la rencontre par écran
1.1 Les stades de la rencontre
La rencontre des sujets tient initialement du fait qu’ils ne se connaissent pas et qu’il leur revient de chercher à se connaître afin de collaborer dans une tâche commune. La connaissance interindividuelle ne constitue pas le seul événement de la rencontre mais en forme la pierre angulaire. Avant de pouvoir se connaître, les sujets doivent prendre existence aux yeux d’autrui. Il s’agit de se manifester à lui. Cette manifestation de soi à autrui est d’autant plus indispensable que les sujets ne se trouvent pas en présence physique immédiate les uns des autres. La manifestation de soi peut prendre la forme d’un message émis sur un forum, de l’entretien soutenu de production de tours de parole sur le tchat, de la convergence et l’expression voco-posturo-mimo-gestuelle à l’écran en appel vidéo. Les identités virtualisées par l’un et actualisées par l’autre, suite à cette manifestation, tiennent de la connaissance. En se transmettant mutuellement des identèmes, les sujets confirment leurs existences réciproques. La connaissance peut en effet être définie comme l’ « état de celui qui a le sentiment de son existence » (Littré). Ce sentiment d’existence auprès d’autrui n’est pas suffisant à la construction d’une relation effective, les sujets ont besoin de procéder à une reconnaissance au sens Honnetien du terme, i.e. un acte performatif de confirmation intersubjective par autrui des capacités et qualités morales (Honneth, 2003). Cette reconnaissance se réalise principalement par la ratification des identèmes auto-initiés par le sujet et l’attribution hétéro-initiée réussie de nouveaux identèmes. La reconnaissance intersubjective implique le renouvellement de l’intérêt mutuel et la confirmation de la relation établie entre les sujets. La distance entre les identités virtuelles et les identités réelles devient nulle.
Ces trois étapes de la rencontre – manifestation, connaissance, reconnaissance – apparaissent particulièrement dépendantes des modes ontologiques traversés par les identèmes, relationèmes et actèmes. La manifestation se réalise lors de la virtualisation de l’identème en ligne. L’actualisation d’identème permet la connaissance de celui qui l’a exprimé par celui qui le reçoit. Enfin la ratification des identèmes réélise les identités et amorce la reconnaissance intersubjective. Notons que suite à la reconnaissance, peut, par ailleurs, se dessiner une forme d’attachement entre les sujets.
RP_Im8 : Les trois étapes de la rencontre liées aux modes ontologiques des IRA
1.2 Ontophanie et intersubjectivité
Il apparaît par ailleurs que l’ontophanie, la manifestation des sujets dans la rencontre par écran, se déroule en plusieurs actes. C’est pourquoi nous proposons une typologie des formes d’apparition des sujets en ligne. En se plaçant dans son espace interactionnel physique et numérique (installation devant l’artefact et connexion sur la plateforme numérique), le sujet subjectivise les lieux impliqués et prépare son apparition à l’écran mais cette apparition n’est perçue par autrui que lorsque lui-même s’y connecte et reçoit les indices de sa présence. Cette première connexion tient de l’apparition primaire, de ce que nous nommerons la « protophanie » et sa réception par autrui, l’apparition du sujet à l’écran de l’interlocuteur, l’« hétérophanie ». Un au-delà de l’hétérophanie existe également. Dès lors que les sujets deviennent dépendants l’un de l’autre dans leur apparition, cette dernière transcende le sujet, autrui et l’outil. L’apparition des êtres dépasse et traverse les acteurs impliqués. Il y a nécessaire collaboration pour maintenir sa co-présence en ligne et inter-énacter les modalités du face-à-face à distance. Cette forme d’apparition, nous la nommons « transphanie ». Ainsi, la protophanie est à la subjectivité ce que l’hétérophanie est à l’intersubjectivité et la transphanie à la transsubjectivité. Et si les pré-ouvertures d’interaction consistent à passer de la protophanie à l’hétérophanie, l’ouverture consiste à atteindre la transphanie. À l’inverse, les séquences de clôture relèvent du passage de la transphanie à l’hétérophanie et les post-clôtures de l’hétérophanie à la protophanie.
Le degré d’aura phénoménologique des formes d’apparition – protophanie, hétérophanie, transphanie – se trouvent dépendantes du mode interactionnel numérique et l’usage qu’en font les interactants. Ce phénomène s’illustre notamment par la « présence-absence » de Judy au cours de la conversation par tchat. Son absence physique liée à l’interaction à distance et son engagement dans deux interactions parallèles ont réduit son degré d’aura phénoménologique. Si elle était présente dans l’absolu sur la plateforme de tchat, cette protophanie n’était pas suffisante à son intégration effective dans les échanges en cours. Son hétérophanie induite par l’émission de quelques tours de parole était faible et sa transphanie annihilée par la réaction de ses interlocutrices qui ne l’adressaient plus. Les formes d’apparition et leur degré d’aura phénoménologique se révèlent conditionnées par la collaboration des sujets impliqués dans le dispositif interactionnel numérique et sont intrinsèquement liées à la configuration des espaces-temps de l’interaction.
1.3 Espaces et temps de l’interaction numérique
Dans notre analyse de la rencontre du trinôme A, une topographie phénoménologique des espaces et temps impliqués s’est progressivement dessinée. En premier lieu, nous est apparue avec évidence la multiplicité des espaces-temps impliqués dans l’interaction. Puis la nature de ces espaces-temps s’est précisée. Nous définissons l’essence de ces espaces-temps à partir de l’expérience qu’en font les sujets, car comme nous le développions dans notre parcours théorique, l’être-au-monde structure le temps, conçoit des modes de temporalisation, il est partie prise et partie prenante du temps. Et il en va de même concernant l’espace. Si dans ce parcours théorique nous mettions en lumière le caractère subjectif de l’espace et du temps construits, notre analyse a mis en exergue l’importance d’autrui dans l’émergence d’un espace-temps commun nécessaire à l’interaction. Un espace-temps intersubjectif. Par ailleurs la rencontre à distance implique la coexistence de contextes spatio-temporels physiques et numériques. Reste que l’émergence de ces espaces-temps relève de la co-construction par les sujets. Il conviendrait donc d’établir une distinction entre les espaces-temps et les niveaux qui les constituent : les lieux. Nous expliquions en effet au cours de notre parcours théorique que le passage de la notion d’espace à celle de lieu, revient à passer de la catégorie à la modalité, des catégories théoriques de l’entendement de l’espace aux modalités pratiques de l’accomplissement (Prado, 2010 : 126).
Aussi distinguons-nous:
Trois modalités pratiques d’accomplissement de l’espace physique :
- le lieu objectif de la salle de classe (dans l’une ou l’autre des villes),
- le lieu subjectif de l’environnement immédiat (posture de chacune sur sa chaise à son bureau devant son ordinateur),
- le lieu intersubjectif de l’artefact (l’écran de l’ordinateur sur lequel se déroule l’interaction).
Trois niveaux de temporalité physique :
- la temporalité objective de l’heure géographique (de l’une ou l’autre des villes),
- la temporalité subjective de l’état physique (ex. « pour moi c’est la fin de journée alors je dois être plus en forme que vous » Émilie),
- la temporalité intersubjective de la conversation synchrone (émergence d’un temps de l’interaction).
Trois modalités pratiques d’accomplissement de l’espace numérique :
- le lieu objectif du logiciel d’interaction numérique (Skype),
- le lieu personnel subjectif de la plateforme (après identification et personnalisation),
- le lieu intersubjectif de l’appel vidéo (ouverture de la fenêtre d’appel faisant apparaître les vidéos synchrones des sujets).
Trois niveaux de temporalité numérique :
- la temporalité numérique objective qui se superpose à l’heure géographique (de l’une ou l’autre des villes),
- la temporalité subjective d’émission-réception des informations (les temps de réception, lecture, rédaction et émission des énoncés parfois entrecoupés d’incidents techniques),
- la temporalité intersubjective de la dynamique conversationnelle (adressage, distribution et régulation des tours de parole dans l’interaction).
Les sujets de la rencontre appréhendent, évaluent et circonscrivent l’étendue des lieux impliqués, ceux à mettre en arrière-plan et ceux à mettre en lumière. Cette circonscription activement saisie étend plus ou moins le champ d’action et de perception des sujets et des lieux engagés dans l’interaction. Nous définissons ce champ d’action et de perception comme l’horizon[1] des évènements interactionnels. Il apparaît que plus cet horizon est étendu, plus le degré d’aura phénoménologique des sujets est élevé. L’horizon des événements interactionnels tient en effet de l’apparition des corps et décors dans la rencontre et par là, de la définition de la situation d’interaction.
RP_Im9 : Espaces-temps de l’interaction numérique
Les espaces-temps physiques et numériques coexistent et forment le contexte interactionnel du locuteur d’une part et celui de l’interlocuteur d’autre part. La rencontre se déroulant à distance, ces deux cadres spatio-temporels ne pourraient communiquer sans les activités de connexion entre les sujets et les lieux. Protophanie, hétérophanie et transphanie ne relèvent pas d’états mais bien d’actes. Ces actes technico-corporels de manifestation de soi à autrui par écran sont à l’origine du passage d’un lieu objectif à un lieu subjectif (acte de protophanie) et d’un lieu subjectif à un lieu intersubjectif (acte d’hétérophanie). Il est alors question d’apparition de l’être par les efforts du sujet (subjectivation) et d’autrui (intersubjectivation). Pour autant l’intersubjectivité est insuffisante à la conduite d’une interaction hybride dynamique, à l’attestation d’engagement des interactants et l’augmentation du degré d’aura phénoménologique ; c’est par l’accomplissement transsubjectif que les sujets se révèlent en transphanie et inter-énactent un « mi-lieu » interactionnel.
Les échanges révèlent en effet clairement que les sujets ne se trouvent pas dans le même lieu mais se rejoignent dans un mi-lieu. Ce mi-lieu constitue le point de contact entre les sujets. Il n’est pas un lieu à part entière mais deux portions d’un lieu en jonction. Il n’est pas un lieu commun. Il est un point médian, intermédiaire entre ce que je perçois et ce qu’autrui perçoit. Ce que le Soi perçoit à son écran diffère de ce qu’Autrui perçoit sur le sien. Ces deux perceptions peuvent même être symétriquement opposées dans le cas de l’appel vidéo. Cette conception vaut dans l’absolu également pour l’interaction physique. La particularité du mi-lieu en interaction numérique tient à sa dépendance à l’outil numérique et à l’usage qu’en font les sujets pour émerger. Le mi-lieu est le point de contact transsubjectif à partir duquel se révèle l’horizon des évènements interactionnels ; en fonction de l’outil numérique et son usage, les sujets pourront ou non avoir accès au lieu objectif physique d’autrui (le décor de la classe indicé sur l’écran en appel vidéo), son lieu subjectif numérique (dans le cas du partage d’écran par exemple), etc.
Les composants de décor et les éléments voco-posturo-mimo-gestuels physiques et indiciels constituent alors les actions et perceptions structurant les espaces-temps de l’interaction. Ils œuvrent à rassembler ces lieux, étendre l’horizon des évènements, entretenir le mi-lieu.
[1] « Portion de l’espace s’étendant sur une grande profondeur et qui est le lieu de phénomènes sonores perçus par une personne », « Étendue de ce qu’on peut voir d’un lieu », « champ dans lequel s’exerce la pensée ou l’action d’un individu » (CNRTL, « Horizon »)